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Pourtant, c’était un beau palais dans une belle ville. Ertsud Grand était connue sous le nom de Cité des Huit Mille Ponts, bien que ses citoyens expliquent toujours aux visiteurs étonnés : « Bien sûr, c’est une exagération. Il n’y en a sans doute pas plus de sept ou huit cents. » Des ruisseaux venant de trois côtés du Mont se rencontraient et se mêlaient ici, dotant la ville d’un sous-sol saturé d’une eau qui s’écoulait ensuite vers le bas, donnant naissance à la rivière Huyn, l’une des six descendant les pentes du Mont du Château.

Un réseau de canaux reliait les différents secteurs d’Ertsud Grand, ce qui permettait de se déplacer dans toute la ville en bateau. Tous les principaux canaux coulaient vers le Marché Central, qui se trouvait en réalité dans la moitié orientale de la ville, plutôt qu’en son centre véritable, où, sur une gigantesque esplanade aux pavés ronds bordée de grands entrepôts de pierre blanche, étaient vendus et achetés des articles de luxe venant de toutes les provinces de Majipoor. C’est là que l’on voyait les négociants en viandes et poissons rares, en épices exotiques, en fourrures voluptueuses des froides Marches septentrionales de Zimroel, en perles vertes du tropical Archipel de Rodamaunt, en topazes transparentes extraites la nuit à Zeberged, en vins d’une centaine de régions, en petits animaux et insectes étranges que les gens d’Ertsud Grand appréciaient comme animaux de compagnie, et beaucoup d’autres encore.

Pour nantir le secteur occidental de la ville d’un point de convergence qui serait à sa façon une attraction aussi importante que l’était le Marché Central dans la partie orientale, les anciens urbanistes d’Ertsud Grand avaient endigué une demi-douzaine des ruisseaux les plus larges, créant l’étendue d’eau connue sous le nom de Grand Lac. Il était parfaitement circulaire, d’une couleur bleu saphir soutenu, d’une circonférence de seize kilomètres, et chatoyant comme un miroir géant sous le soleil de la mi-journée. Tout autour, ses rives étaient occupées par des palais et des manoirs appartenant à de riches marchands et à la noblesse de la cité, ainsi que par une kyrielle de pavillons de plaisirs et de salons sportifs. Des bateaux et des barges à fond plat du genre le plus raffiné, peints de couleurs vives, allaient et venaient entre ces bâtiments tout au long de la journée.

Le Palais d’Été, chef-d’œuvre de l’antique lord Kassar, du reste oublié, était situé sur une grande île artificielle au centre exact du Grand Lac. Il s’agissait, en réalité, de deux palais, l’un à l’intérieur de l’autre : un à l’extérieur, fait de marbre rose, et un à l’intérieur, entièrement constitué de cannes de bambou.

Le palais de marbre était une sorte de mur continu habitable : une série de pavillons assemblés, leurs toits supportés par des colonnes incrustées d’or et de lapis-lazuli, avec une multitude d’appartements, de cloîtres à colonnades, de salles de banquets et de cours. Les chambres d’invités, elles, se comptaient par dizaines, spacieuses et claires, étaient décorées de peintures murales extravagantes représentant les vies des premiers Coronals lords. Là, de temps à autre, les Coronals à la recherche d’un répit dans la routine des affaires courantes du Château venaient en été, entourés de leur cour, et donnaient des fêtes luxueuses pour leurs principaux seigneurs, la noblesse des Cités du Mont et les dignitaires en visite.

À l’intérieur de l’édifice de marbre en forme d’anneau, qui occupait tout le périmètre de l’île, s’étendait un vaste parc où des animaux sauvages de maintes espèces étaient libres de se promener : gibizongs, plaars, semboks et dimilions, bilantoons timides et délicats, gambulons à corne en spirale caracolant, petits krefts à poil qui couraient partout comme des boules de fourrure animées avec leur queue dressée tout droit, et une troupe de cinquante petits kibrils dont les yeux rouges luisaient au milieu de leur large front comme d’énormes rubis. Et au cœur même du parc se trouvait le Palais d’Été proprement dit, destiné à servir de refuge privé au Coronal.

Il était conçu de la manière la plus élégante qui soit, fait de robuste bambou noir de Sippulgar, dont les cannes sont quasiment aussi dures que l’acier. Les cannes faisaient quinze centimètres de diamètre, étaient coupées à une longueur de six mètres, dorées et liées par des cordes de soie. Pas un seul clou n’avait été utilisé, nulle part. Le toit était également constitué de tronçons de cannes de Sippulgar, vernies chaque année avec la sève rouge du grifafa, qui les préservait de toute putréfaction. Les colonnes intérieures, les mêmes cannes de bambou liées par trois, en formaient le support. Des emblèmes rouges des dragons de mer surmontaient chaque colonne.

Le Palais d’Été se tenait sur une petite butte qui l’élevait au-dessus du reste de l’île, offrant au Coronal une perspective sur les distantes rives du Grand Lac. L’édifice avait été construit si astucieusement que le démonter serait, disait-on, l’affaire d’une seule journée, pour l’orienter dans une autre direction, au cas où le Coronal viendrait à se fatiguer de la vue depuis sa chambre et à en réclamer une autre. Les gens à qui il avait été accordé de visiter le palais à l’époque moderne, des ducs et des comtes en visite, des membres de la famille d’anciens Coronals, d’importants capitaines d’industrie venus à Ertsud Grand à la tête de missions commerciales, étaient invariablement informés de cette caractéristique particulière de la conception. Au temps de lord Kassarn, disait la rumeur, le palais avait été démonté et repositionné tous les ans, juste avant l’arrivée du Coronal à Ertsud Grand pour sa retraite estivale. Parfois, sur la requête du Coronal, cela avait été fait plus souvent. Mais personne ne se souvenait réellement de la dernière occasion.

Bien que les visites des Coronals au Palais d’Été soient devenues des événements rares aux temps modernes, et qu’aucun Coronal n’y soit venu au cours des trente-cinq dernières années, la municipalité d’Ertsud Grand maintenait en permanence les deux structures, le pavillon de marbre et celui de bambou, prêtes pour l’arrivée imminente de sa seigneurie. L’entretien des bâtiments était confié à un conservateur portant le tire de Majordome des Palais, qui avait un personnel de vingt personnes à plein temps pour balayer les couloirs, épousseter les peintures et les statues, tailler les massifs d’arbustes, nourrir les animaux du parc, réparer ce qui devait être réparé, et mettre chaque semaine des draps propres dans les lits des innombrables chambres.

La fonction de majordome était héréditaire. Au cours des cinq cents dernières années, elle avait été la prérogative de la famille d’Eruvni Semivinvor, qui avait été parent d’un célèbre ancien maire d’Ertsud Grand. L’actuel majordome, Gopak Semivinvor, quatrième du nom, occupait ce poste depuis presque un demi-siècle, et c’était donc à lui qu’il était revenu de saluer lord Confalume à l’occasion du second de ses deux séjours au Palais d’Été.

Ce séjour, qui avait duré quatre jours, était l’apogée de la vie de Semivinvor. À maintes reprises, il l’avait revécu au cours des années qui avaient suivi : saluer le Coronal et son épouse, lady Roxivail, à leur débarquement de la barge royale, les conduire à travers le palais de marbre et le parc à gibier jusqu’au palais de bambou, déboucher leur vin et les servir personnellement lors de leur premier repas, puis les laisser ensemble dans leur splendide intimité royale. La rumeur publique racontait que le mariage du Coronal était orageux ; Gopak Semivinvor était convaincu que lord Confalume et lady Roxivail étaient venus à Ertsud Grand pour tenter de se réconcilier, et il n’avait jamais cessé de croire qu’une telle réconciliation avait bel et bien eu lieu durant ces quatre jours, en dépit de toutes les preuves ultérieures du contraire.