Au cours du reste du règne de lord Confalume, et pendant tout celui de lord Prestimion, Gopak Semivinvor avait vécu dans l’éternelle expectative de la prochaine visite royale. Il se levait chaque jour à l’aube, le majordome habitait un cottage dans un coin tranquille du parc à gibier, et faisait une inspection complète du palais extérieur et de celui de l’intérieur, établissant une longue liste de tâches à accomplir pour son personnel avant que le Coronal et ses invités n’arrivent. C’était pour lui une source de grande déception que cette visite ne survienne jamais. Mais les inspections continuaient cependant ; les toits de bambou continuaient de recevoir leur couche de vernis annuelle, les couloirs au sol de pierre du palais extérieur continuaient d’être balayés et les blocs du bâtiment de marbre d’être rejointoyés. Gopak Semivinvor avait à présent quatre-vingts ans. Il ne comptait pas mourir avant d’avoir une fois de plus joué l’hôte d’un Coronal au Palais d’Été d’Ertsud Grand.
Lorsque la nouvelle de la prochaine ascension au trône royal du prince Dekkeret était parvenue aux oreilles de Gopak Semivinvor, sa première réaction avait été de consulter son mage pour une prédiction sur la probabilité que le nouveau Coronal séjourne au Palais d’Été.
Comme beaucoup de gens de l’ère du Pontife Prankipin et du Coronal lord Confalume, Gopak Semivinvor avait contracté une foi profonde dans la capacité des devins à prévoir l’avenir. L’école de chamans à laquelle il souscrivait était établie à Triggoin, la capitale de la sorcellerie de Majipoor, dans le nord d’Alhanroel au-delà du désert désolé de Valmambra. Elle était connue sous le nom de Plaidoyer des Quatre Noms ; au cours des dernières années, elle avait gagné nombre de disciples à Ertsud Grand, et plusieurs cités voisines sur le Mont. Gopak Semivinvor était un fidèle client d’un sorcier des Quatre Noms, grand et surnaturellement pâle, du nom de Dobranda Thelk, qui était très jeune pour un praticien de cette profession, mais dont la froide intensité du regard était absolument convaincante.
— Le Coronal, demanda Gopak Semivinvor, viendrait-il bientôt en visite au Palais d’Été ?
Dobranda Thelk ferma un moment ses yeux brillants. Lorsqu’il les rouvrit, il sembla regarder profondément dans l’âme de Gopak Semivinvor.
— Il est très clair qu’il viendra, répondit le mage. Mais seulement si le palais est en bon ordre, et que tout soit en parfait accord avec ce qui est attendu.
Gopak Semivinvor savait qu’il ne pourrait jamais en être autrement, aussi longtemps qu’il aurait la charge du palais. Et un violent frisson de joie le parcourut, au point qu’il crut que sa poitrine allait exploser.
— Dites-moi, dit-il, posant un royal sur le plateau du sorcier, puis, après un instant de réflexion, ajoutant une pièce de cinq couronnes à côté, que dois-je faire de particulier pour assurer tout le confort de lord Dekkeret quand il sera au Palais d’Été ?
Dobranda Thelk mélangea les poudres colorées qu’il utilisait pour la divination. Il ferma à nouveau les yeux et murmura les Noms. Il prononça les Cinq Mots. Il tamisa les poudres sur ses mains et répéta les Noms, puis dit les Trois Mots qui ne peuvent être écrits. Lorsqu’il leva la tête vers Gopak Semivinvor, ses yeux perçants étaient aussi durs que des pointes de tarière.
— Il y a une priorité sur tout le reste : vous devez veiller à ce que le Coronal dorme en connexion adéquate avec les puissantes étoiles Thorius et Xavial. Vous êtes capable de localiser ces étoiles dans le ciel, non ?
— Bien entendu. Mais comment pourrai-je savoir dans quelle position doit se trouver le palais pour permettre la connexion adéquate ?
— Ceci vous sera révélé en rêves, répliqua Dobranda Thelk.
— Vous voulez dire par un message ?
— Ce pourrait être sous cette forme, oui, répondit le mage, et à la froideur de son ton, Gopak Semivinvor comprit que la consultation était terminée.
Trois fois, au cours de sa longue vie, Gopak Semivinvor avait reçu un message de la Dame de l’île, du moins le croyait-il : des rêves dans lesquels la bienveillante Dame était venue à lui, et lui avait renouvelé l’assurance que le déroulement de sa vie suivait le bon chemin. Il n’avait perçu aucune indication particulière à suivre dans aucun de ces trois rêves, seulement une impression générale de chaleur et de bien-être. Mais cette nuit-là, alors qu’il se préparait à se coucher, il s’agenouilla et demanda à la Dame de lui accorder la grâce d’un quatrième message, qui le guiderait dans son désir de servir le nouveau Coronal de la meilleure façon possible.
Et en vérité, peu après s’être abandonné au sommeil, Gopak Semivinvor ressentit la sensation de chaleur sous son cuir chevelu qu’il considérait comme le présage d’un message. Il resta allongé parfaitement immobile, attendant dans cet état de réceptivité observatrice, que chacun apprenait étant enfant, dans laquelle l’esprit du dormeur est simultanément plongé dans le sommeil et attentivement conscient de tout conseil que pourrait apporter le rêve.
Ce message, cependant, semblait différent des précédents. Les sensations n’étaient pas particulièrement agréables. Il ressentit un contact, irréfutablement un contact, de l’extérieur, mais qui n’était pas doux. La pression sur son crâne était plus forte qu’elle ne l’avait été les autres fois, elle était même douloureuse, d’une certaine manière ; l’air paraissait se refroidir autour de son corps endormi, et il n’y avait pas une once du sentiment de bien-être que l’on s’attendait toujours à ressentir au contact de l’esprit de la Dame de l’île du Sommeil. Il maintint toutefois sa réceptivité à ce qui allait suivre, gardant l’esprit ouvert et lui permettant de s’emplir de la conscience de… De quoi ?
Discontinuité. Disparité. Incongruité. Mal.
Mal, oui. Un sentiment profond que les charnières du monde se défaisaient, que les joints du cosmos se relâchaient, que la porte de la terreur était ouverte et qu’une marée noire de chaos s’y déversait.
Il se réveilla alors, s’assit, serra fort ses bras autour de lui. Gopak Semivinvor transpirait et tremblait si excessivement qu’il se demanda si ses derniers instants étaient arrivés. Mais petit à petit, il se calma. Il y avait toujours une étrange pression dans son cerveau, cette impression que quelque chose appuyait de l’extérieur : une sensation dérangeante, inquiétante, même.
Quelques moments passèrent, puis sa clarté d’esprit commença à lui revenir, ainsi qu’une certaine dose de tranquillité d’âme ; accompagnée de la conviction qu’il avait compris les paroles de l’oracle.
Vous devez veiller à ce que le Coronal dorme en connexion adéquate avec les puissantes étoiles Thorius et Xavial. À l’évidence, la présente configuration du palais de bambou était inadéquate, mal alignée, pas en harmonie avec les mouvements du cosmos. Très bien. L’édifice était conçu pour être démonté et reconstruit sur un axe différent. C’est ce qui devait être fait. Le palais avait besoin d’être tourné sur ses fondations.