Il y eut quelques autres protestations modérées, mais Gopak Semivinvor y répondit sèchement. En fin de compte, sa volonté l’emporta, comme il savait que ce serait le cas. Le travail commença le jour suivant.
Presque aussitôt, des problèmes inattendus se présentèrent. Les poutres du toit s’avérèrent être encastrées les unes dans les autres de façon on ne peut plus complexe au faîte du bâtiment, les jointures qui les assemblaient aux colonnes les supportant, et aux extrémités des cannes qui formaient les murs de l’édifice, étaient de conception tout aussi inhabituelle. Non seulement leur style était suranné mais les techniques d’assemblage à tenons et à mortaises étaient bizarrement et inutilement déconcertantes, comme si elles avaient été conçues par un constructeur déterminé à recevoir des éloges pour son originalité. Gopak Semivinvor en entendit peu parler par ses ouvriers, car ils craignaient la colère du vieillard, et souffraient sous le coup de son impatience. Mais le démontage continua la semaine suivante, puis une troisième. On entendait désormais Gopak Semivinvor dire qu’il serait peut-être mieux de tous les congédier et de faire venir des ouvriers plus jeunes, qui seraient peut-être plus habiles.
Les extrémités de nombreuses poutres se brisèrent lorsqu’elles furent démontées. Les entailles insolites se fendirent et ne purent être réparées. Tout un mur intérieur tomba de manière inattendue et les cannes furent détruites. On envoya un message à Sippulgar pour les faire remplacer.
Finalement, cependant – toute l’opération avait pris un mois et demi – le Palais fut transformé en un tas de cannes démembrées, beaucoup d’entre elles irrémédiablement endommagées, irrécupérables. Les fondations, à présent à nu, se révélèrent être également en cannes, gravement abîmées par la pourriture sèche. De nombreuses entailles dans lesquelles les cannes des murs avaient été insérées gonflaient, absorbant l’air humide dès que les cannes qu’elles retenaient étaient enlevées, et il ne semblait pas que les anciennes cannes puissent y être réinsérées.
— Que faisons-nous maintenant ? demanda Kijel Busiak, alors que Gopak Semivinvor et lui inspectaient le site de la dévastation. Comment le remontons-nous, monsieur ? Nous attendons vos instructions.
Mais Gopak Semivinvor n’avait aucune idée de ce qu’il fallait faire. Il était désormais clair que le Palais d’Été de lord Kassarn n’était pas le moins du monde aussi simple de forme que chacun se l’était imaginé ; qu’il était plutôt une structure complexe et merveilleuse, un petit miracle de construction, le chef-d’œuvre excentrique de quelque grand architecte oublié. Le démonter lui avait inévitablement causé de grands dommages. Peu des composants originaux du palais pourraient être utilisés pour la reconstruction. Ils devraient construire un nouveau palais, une imitation parfaite du premier, en repartant de zéro. Qui, cependant, aurait le talent pour le faire ?
Il comprenait à présent que, poussé par l’étrange et irrésistible pression derrière son crâne, cet inquiétant message qui n’avait pas été un message de la Dame bienveillante, il avait détruit le Palais d’Été au cours du démontage. Il ne serait plus, ne pourrait plus être repositionné dans une direction plus favorable. Il n’y avait plus de Palais d’Été. Gopak Semivinvor s’écroula, inconsolable, contre l’une des piles de poutres, s’enfouit le visage entre ses mains et se mit à sangloter. Kijel Busiak, qui ne trouvait rien à dire, le laissa seul.
Au bout d’un moment, il se releva. S’éloignant des ruines du bâtiment sans un regard en arrière, le majordome se rendit au bord de l’île, et y resta un long moment devant le Grand Lac, l’esprit vide de toute pensée, puis, très lentement, il entra dans le lac, et continua à avancer jusqu’à ce que l’eau lui arrive au-dessus de la tête.
6
— Encore, madame. Levez votre bâton ! Parez Parez ! Parez ! dit Septach Melayn.
Keltryn répondait à chaque botte du bâton de bois du grand homme avec rapidité et vivacité, anticipant chaque fois avec succès la direction par laquelle il viendrait sur elle, et positionnant le bâton là où il devait être. Elle n’avait aucune illusion sur sa capacité à tenir bon lors d’une rencontre contre le grand escrimeur. Mais ce n’était pas ce que l’on attendait d’elle, ni de quiconque. Ce qui était important était le développement de ses talents ; et ceux-ci se développaient à une vitesse remarquable. Elle s’en apercevait à la façon dont Septach Melayn lui souriait à présent. Il voyait en elle de véritables promesses. Plus encore, il semblait s’être pris d’affection pour elle, lui qui avait la réputation de ne pas s’intéresser davantage aux femmes qu’une pierre ne le ferait. Ainsi, depuis son retour du Labyrinthe, il avait commencé à lui accorder le rare privilège de cours particuliers dans cet art.
Elle avait fait ce qu’elle pouvait sans lui, pendant les semaines qu’avait duré son absence, pour les funérailles du vieux Pontife et les cérémonies qui avaient marqué la succession au trône impérial de Prestimion, au Labyrinthe. Durant ce temps, Keltryn était allée voir les membres de la classe d’escrime de Septach Melayn, et les avait fait s’entraîner avec elle, à un contre un.
Certains d’entre eux, qui ne s’étaient jamais faits à la présence anormale d’une femme dans la classe, l’avaient simplement repoussée en riant. Mais quelques-uns, peut-être sans autre raison que l’occasion qu’ils y voyaient de passer du temps en compagnie d’une jeune femme attirante, étaient assez bien disposés pour se prêter à sa requête. Polliex, le séduisant fils du comte d’Estotilaup, faisait partie de ce groupe. Il était extrêmement beau, par le fait, le plus bel homme que Keltryn ait connu, et il en était bien trop conscient. Il interpréta l’invitation de Keltryn de pratiquer la rapière et le bâton ensemble comme le présage d’une conquête.
Mais Keltryn, à ce moment-là, ne cherchait pas à devenir la conquête de qui que ce soit, et le visage au profil parfait de Polliex n’était de toute façon plus pertinent, une fois caché par un masque d’escrime. Après plusieurs séances avec lui, pendant lesquelles il insista pour lui demander, à plusieurs reprises, en dépit de son refus poli, de se joindre à lui pour un week-end de glisse-glaces et autres divertissements dans la cité des plaisirs de High Morpin, juste en dessous du Château, elle annula les autres entraînements avec Polliex et se tourna plutôt vers Toraman Kanna, de Syrinx, le fils du prince.
Lui aussi était un jeune homme à la beauté frappante, mince, sinueux, la peau couleur olive et de longs cheveux bruns. En fait, sa beauté était presque féminine, au point que l’on pensait généralement qu’il était l’un des compagnons de jeu de Septach Melayn. Peut-être l’était-il ; mais Keltryn découvrit rapidement qu’il trouvait aussi les femmes attirantes, en tout cas, la trouvait, elle, séduisante.
— Vous devriez tenir votre arme ainsi, dit Toraman Kanna, debout derrière elle, et levant son bras.
Puis, après avoir rectifié sa position, il laissa sa main glisser le long de sa veste d’escrime et reposer légèrement sur son sein droit. Tout aussi tranquillement, elle la repoussa. Probablement pensait-il que la toucher de cette manière faisait partie de ses prérogatives en tant que prince. Ils ne s’entraînèrent pas ensemble une seconde fois.
Audhari de Stoienzar ne lui causa pas de telles complications. Le grand garçon au visage constellé de taches de rousseur paraissait chaleureux et assez normal, mais ce qui l’intéressait lorsqu’il se trouvait avec elle dans le gymnase était l’escrime, pas le flirt. Keltryn avait déjà découvert qu’il était l’escrimeur le plus compétent de la classe. À présent, le rencontrant jour après jour, elle se concentrait pour apprendre de lui comment maîtriser l’astuce de Septach Melayn pour diviser chaque instant en ses composants et en subdivisant ceux-ci, jusqu’à ce que le temps lui-même soit ralenti et que l’on puisse passer entre les sections qui séparaient chaque instant du suivant, permettant ainsi de pouvoir facilement contrecarrer, et souvent anticiper les actions de son adversaire. Ce n’était pas une science facile à maîtriser. Mais Audhari, parce qu’il n’était pas l’homme d’épée redoutablement parfait qu’était Septach Melayn, était capable grâce aux défauts de sa technique de donner accès à Keltryn à sa considérable connaissance de la méthode.