— Comment est-ce, Fulkari ?
— Avec lui, tu veux dire ?
— Avec n’importe qui. Je n’en ai pas vraiment idée, tu vois. Je n’ai jamais…
— Non ! s’écria Fulkari, sincèrement surprise. Tu es sérieuse ? Jamais ? Pas une seule fois ?
— Non. Jamais.
Fulkari semblait avoir du mal à le croire. Cela lui paraissait une chose bien inoffensive à reconnaître, mais Keltryn se retrouva en train de souhaiter pouvoir ravaler ses paroles. Elle se sentit rougir des pieds à la tête. Honteuse de son innocence, honteuse d’être ainsi nue devant sa propre sœur, honteuse de la finesse de ses cuisses, de ses fesses plates de garçon, de la maigreur de ses petits seins hauts. Fulkari, assise là en face d’elle, semblait par comparaison une déesse de la féminité.
Mais le ton de Fulkari était doux, aimant et tendre lorsqu’elle lui répondit.
— Je dois te dire que c’est une réelle surprise. Quelqu’un d’aussi ouvert et plein d’allant que toi… qui prend des cours d’escrime avec une bande de garçons, pas moins… Je me disais, certainement, elle a dû sortir avec deux ou trois maintenant, peut-être même plus. Keltryn fit signe que non.
— Non. Pas un. Absolument personne.
— Ne crois-tu pas qu’il soit temps, alors ? demanda Fulkari, les yeux pétillants.
— Je n’ai que dix-sept ans, Fulkari.
— J’avais seize ans, la première fois. Et je pensais avoir démarré tard.
— Seize ans. Eh bien !
Keltryn secoua la tête, faisant tomber des gouttes de ses boucles roux doré.
— Mais nous avons toujours été différentes, toi et moi. Je suis beaucoup plus garçon manqué que tu ne l’as jamais été, je parie.
Elle se pencha tout près de Fulkari et demanda à voix basse :
— Qui était-ce ?
— Madjegau.
— Madjegau ?
Le nom jaillit en un cri si railleur qu’elle mit la main sur sa bouche.
— Mais c’était un tel… cornichon, Fulkari !
— Bien sûr qu’il l’était. Mais ils peuvent être des cornichons tout en étant très séduisants, tu sais. Particulièrement quand on a seize ans.
— Je n’ai jamais trouvé d’attraits aux cornichons, je dois l’avouer.
— Tu ne peux pas comprendre. C’est une question d’hormones. J’avais seize ans et j’étais mûre pour cela, Madjegau était grand et beau, et il était au bon endroit au bon moment, et… eh bien…
— J’imagine. Je t’avoue que je ne vois pas l’attrait… Est-ce que ça fait mal, la première fois, quand il te pénètre ?
— Un peu. Ce n’est pas important. Tu es concentrée sur d’autres sensations, Keltryn. Tu verras. Un de ces jours, dans un avenir pas très lointain…
Elles pouffaient toutes les deux à présent, toute animosité disparue, sœurs et amies.
— Après Madjegau, y en a-t-il eu beaucoup d’autres ? Je veux dire, avant Dekkeret ?
— Il y en a eu… quelques-uns.
Fulkari jeta un regard hésitant à Keltryn.
— Je ne suis pas convaincue que je devrais discuter de tout ça avec toi.
— Tu peux me le dire. Je suis ta sœur. Pourquoi aurions-nous des secrets ? Allez… Qui d’autre, Fulkari ?
— Kandrigo. Tu te souviens de lui, je pense. Et Jengan Biru.
— Ce qui fait trois hommes, alors ! Plus Dekkeret.
— Je n’ai pas encore mentionné Velimir.
— Quatre ! Oh, tu n’as pas honte, Fulkari ! Bien sûr je savais qu’il devait y en avoir. Mais quatre !
Elle lança un regard inquisiteur à Fulkari.
— Il n’y en a pas d’autre, si ?
— Je n’arrive pas à croire que je te raconte tout ça. Mais non, pas d’autre, Keltryn. Quatre amants. Cela ne fait pas beaucoup, en cinq ans, tu sais.
— Et ensuite Dekkeret.
— Et ensuite Dekkeret, oui.
Keltryn se pencha de nouveau vers Fulkari, la regardant au fond des yeux.
— C’est lui le meilleur, non ? Meilleur que tous les autres rassemblés. Je sais qu’il l’est. Je veux dire, je ne le sais pas, mais j’imagine… je suis sûre…
— Ça suffit, Keltryn. C’est un sujet dont je n’ai absolument pas l’intention de discuter.
— Tu n’en as pas besoin. Je lis la réponse sur ton visage. Il est merveilleux : j’en suis certaine. Et maintenant il est Coronal. Et tu vas être reine du monde. Oh Fulkari, Fulkari, je suis si heureuse pour toi ! Je ne peux te dire à quel point je…
— Arrête, Keltryn.
Fulkari se leva d’un geste brusque et vif, et commença à rassembler ses vêtements.
— Je pense qu’il est temps que nous partions, dit-elle d’un ton cassant, irrité.
Keltryn vit qu’elle avait touché un point sensible. Quelque chose n’allait pas, vraiment pas. Mais elle ne pouvait en rester là.
— Tu ne vas pas l’épouser, Fulkari ? Silence glacial. Puis :
— Non.
— Il ne te l’a pas demandé ? Il a quelqu’un d’autre en tête ?
— Non. Aux deux questions.
— Il te l’a proposé et tu l’as repoussé ? continua Keltryn, incrédule. Pourquoi, Fulkari ? Pourquoi ? Tu ne l’aimes pas ? Est-il trop vieux pour toi ? As-tu quelqu’un d’autre en tête ?… Je ne peux pas m’en empêcher, Fulkari. Je sais que tout ceci t’ennuie. Mais je n’arrive pas à comprendre comment tu peux…
À la stupéfaction de Keltryn, Fulkari sembla soudain au bord des larmes. Elle essaya de le cacher, se détournant rapidement, gardant le visage tourné face au mur, et tripotant furieusement ses vêtements. Mais Keltryn voyait les mouvements frémissants de ses épaules, comme pour refouler difficilement ses sanglots.
D’une voix sombre, caverneuse, Fulkari le dos toujours tourné, lui répondit :
— Keltryn, j’aime Dekkeret. Je veux l’épouser. C’est lord Dekkeret que je ne veux pas épouser.
Keltryn trouva cela déroutant.
— Mais… que…
Fulkari se retourna pour lui faire face.
— As-tu la moindre idée de ce qu’implique le fait d’être la femme du Coronal ? Les tâches interminables, les responsabilités, les dîners officiels, les discours ? Tu devrais jeter un œil sur le programme qu’ils établissent pour lady Varaile. C’est un cauchemar. Je ne veux pas de ça. Je suis peut-être folle, Keltryn, je suis peut-être superficielle et idiote, mais je ne peux pas changer ce que je suis. Épouser le Coronal me paraît très semblable à se porter volontaire pour aller en prison.
Keltryn la regardait fixement. La voix de Fulkari reflétait un réel tourment, et Keltryn ne mettait pas en doute sa douleur. Elle ressentit une bouffée de compassion pour elle ; mais ensuite, presque aussitôt, vinrent la contrariété, la colère et même l’indignation.
Elle s’était toujours vue elle-même comme une enfant, et Fulkari comme une femme, mais soudain les rôles étaient renversés. À vingt-quatre ans, Fulkari semblait penser qu’elle était encore une petite fille. Mais croyait-elle qu’elle allait rester une petite fille toute sa vie ? N’aspirait-elle à rien de plus que de chevaucher dans la prairie, flirter avec de beaux jeunes hommes, et parfois faire l’amour avec eux ?
Keltryn savait qu’elle ferait mieux de ne pas continuer à faire pression sur sa sœur, sur ce sujet. Mais les mots sortirent de sa bouche malgré elle.
— Pardonne-moi de te dire cela, Fulkari. Mais je suis ébahie par ce que tu viens de me dire. Tu es amoureuse de l’homme le plus désirable et le plus important au monde, et celui-ci t’aime et veut t’épouser. Mais il est sur le point de devenir Coronal, et tu dis que c’est trop de dérangement d’être la femme du Coronal ? Alors je dois te dire que tu es folle, Fulkari, la pire folle qui soit. Je suis désolée si ça te blesse, mais c’est la vérité. Une folle. Et je vais te dire autre chose : si tu ne veux pas épouser Dekkeret, je le ferai. Si j’arrive un jour à attirer son attention, du moins. Si je pouvais prendre cinq ou six kilos, je serais exactement comme toi, et j’apprendrais à faire ce que les hommes et les femmes font ensemble, et ensuite…