— Tu dis des idioties, Keltryn, fit froidement Fulkari.
— Oui. Je le sais.
— Alors arrête ! Arrête ! Arrête !
Fulkari pleurait à présent.
— Oh, Keltryn… Keltryn…
— Fulkari…
Keltryn se précipita vers elle. La serra dans ses bras. Sentit ses propres larmes couler sur ses joues.
7
— Le Lord Gaviral requiert respectueusement votre présence en son palais, comte Mandralisca, dit Jacomin Halefice.
Mandralisca releva la tête.
— Est-ce ainsi qu’il l’a formulé, Jacomin ? « Requiert respectueusement » ?
Halefice sourit, pendant peut-être une demi-seconde.
— L’expression était de moi, Votre Grâce. J’ai pensé que cela serait plus élégant de le présenter ainsi.
— Oui. C’est bien possible. Cela ne ressemblait pas du tout au style de Gaviral… Eh bien, dis-lui que j’y serai dans cinq minutes. Non, disons plutôt dix, à mon avis.
Que Gaviral attende respectueusement. Mandralisca reporta son regard sur le casque de Barjazid, posé devant lui sur le bureau en un petit tas chatoyant. Il avait joué avec tout l’après-midi, le mettant et envoyant son esprit de par le monde, testant les pouvoirs de cet engin, essayant d’en tirer davantage de connaissances sur ses possibilités, et il voulait un peu de temps pour passer en revue ce qu’il avait accompli.
Il avait si peu de contrôle dessus, pour l’instant. Il ne pouvait l’orienter vers une région particulière du monde, et ne pouvait pas non plus choisir d’établir le contact avec un individu spécifique. Barjazid l’avait assuré à plusieurs reprises qu’ils finiraient par résoudre ce problème de directivité. Diriger le pouvoir du casque sur une personne précise semblait être un défi plus difficile, mais Barjazid paraissait penser qu’avec le temps ce serait également faisable. Assurément, les deux fonctions avaient été possibles avec les modèles précédents, tel celui utilisé par Prestimion pour abattre le frère de Barjazid, Venghenar. Celui-ci, plus récent, avait une plus grande portée et une action plus sensible : c’était une rapière, non un sabre, capable non seulement d’infliger une grande blessure, mais aussi de provoquer de légères déviations dans les esprits qu’il touchait, mais certaines autres qualités de précision avaient été perdues.
Pendant ce temps, disait Barjazid, ce serait une bonne idée que Mandralisca s’entraîne chaque jour à utiliser le casque, pour s’habituer à son fonctionnement, pour se construire la souplesse mentale nécessaire pour résister aux tensions subies par l’utilisateur. C’est ce qu’il avait fait. Jour après jour, il avait rendu visite aux citoyens de Majipoor, au hasard, se glissant dans leur esprit, titillant leur âme avec de petites suggestions désagréables. Il était intéressant de voir quel genre d’effet on pouvait obtenir, même sur un esprit bien protégé.
Il s’était aperçu qu’il pouvait entrer quasiment en n’importe quelle personne sur qui se portait son choix, même si les esprits endormis étaient beaucoup plus vulnérables que ceux éveillés. Il pouvait percer les défenses de l’âme par quelques coups bien placés, exactement comme il savait le faire si magnifiquement au temps de ses duels au bâton, lorsque la souplesse de ses mouvements et ses réflexes supérieurs lui avaient fait remporter championnat sur championnat dans les tournois, et, ce qui avait encore plus de valeur, la grande approbation de Dantirya Sambail. Utiliser le casque était très similaire. Dans les tournois, on ne maniait pas le bâton comme un gourdin ; on déroutait et déconcertait son adversaire avec, le harcelant tellement de petits coups, vifs comme l’éclair, du bâton en bois flexible de noctiflore, qu’il laissait une ouverture pour l’attaque ultime. Là aussi, avait découvert Mandralisca, il valait mieux saper la résolution et le sentiment de sécurité de la victime par quelques légers petits coups, et la laisser achever elle-même le processus de destruction. Le jardinier du parc de lord Havilbove, le gardien du palais de bambou d’Ertsud Grand, l’infortuné conservateur du calendrier du village Hjort, et tous les autres : que cela avait été facile, vraiment, et si plaisant !
Tiens, aujourd’hui encore.
Mais le Lord Gaviral avait respectueusement requis sa présence au palais, se rappela Mandralisca. On ne doit pas laisser les Lords de Zimroel attendre trop longtemps, ou ils deviennent irritables. Il glissa le casque dans la bourse sur sa hanche, qui était sa place lorsqu’il n’était pas utilisé, et se mit en route sur le sentier menant au palais de Gaviral, au sommet de la colline.
Les palais des Cinq Lords paraissaient impressionnants, vus de l’extérieur, mais leur intérieur reflétait non seulement la hâte avec laquelle tout l’avant-poste avait été construit, mais aussi le mauvais goût général des frères. L’architecte, un Ghayrog de Dulorn, du nom de Hesmaan Thrax, les avait dessinés pour inspirer une crainte révérencielle à ceux qui les voyaient en venant du bas : chacun des cinq édifices était un immense dôme de tuiles lisses et parfaitement assemblées, grises avec le dessous rouge, s’élevant à une grande hauteur et surmonté du croissant de lune rouge, qui était l’emblème du clan Sambailid. À l’intérieur, cependant, ils n’étaient que salles nues et remplies d’échos, aux murs grossiers et mal finis, aux meubles bizarrement dépareillés et mal placés.
La demeure de Gaviral était la mieux lotie de ce triste assemblage. Sa salle principale était un vaste espace haut de plafond, où un grand homme tel que Confalume se serait développé facilement, et qu’il aurait encore rehaussé de sa propre grandeur, il n’avait jamais paru déplacé au milieu de l’immensité de la salle du trône qu’il s’était fait construire au Château, mais une insignifiante créature telle que Gaviral y était diminuée. Il paraissait déplacé, comme un ajout après coup, dans sa propre grande salle.
En tant que fils aîné de Gaviundar, le frère de Dantirya Sambail, il avait eu droit au premier choix dans les riches biens qui avaient jadis orné le superbe palais du Procurateur à Ni-moya. C’est à lui qu’étaient revenus les plus admirables statues et tentures, les tapissés à partir de fourrures de haigus et de steetmoy, les étranges sculptures en os d’animaux que Dantirya Sambail avait rapportées de quelque expédition dans les glaciales Marches de Khyntor dans le nord de Zimroel. Mais tous ces objets précieux avaient souffert des outrages du temps, particulièrement dans les années qui avaient suivi la mort de Dantirya Sambail, lorsque l’énorme Gaviundar avait habité la procuratie. Beaucoup des plus belles pièces étaient bosselées, ébréchées, tachées, les supports étaient défoncés, des fissures étaient apparues sur des objets délicats et irremplaçables. Et à présent que Gaviral en avait hérité, ils étaient disposés avec négligence, presque au hasard, dispersés çà et là dans les gigantesques salles remplies d’échos du bâtiment, comme les jouets abandonnés d’un enfant indifférent.
Gaviral lui-même se prélassait au milieu de cet étalage désordonné et miteux dans un large fauteuil aux allures de trône, qui semblait avoir été conçu pour l’un de ses quatre frères, tous plus massifs que lui. Quelques-unes de ses femmes étaient accroupies à ses pieds. Les cinq Sambailid s’étaient chacun constitué un harem, au mépris de toutes les lois et convenances. Sa main agrippait un flacon de vin. Comparé à ses frères, Gaviral était un modèle de sobriété et de correction ; mais il n’en restait pas moins un gros buveur, comme tous ceux de sa tribu.