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Derrière l’épaule gauche de Gaviral se tenait un des autres frères. Il s’agissait du Lord Gavdat à la mâchoire lourde, gras, ineffablement stupide, qui aimait jouer au sorcier et au pronostiqueur. Il était ce jour-là absurdement vêtu, à la manière d’un géomancien de la Cité Haute de Tidias, loin de là, sur le Mont du Château : grand casque de cuivre, robe en riche brocart, cape minutieusement décorée. Mandralisca ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait vu quelque chose d’aussi ridicule.

Il fit un salut cérémonieux et protocolaire.

— Milord Gaviral. Milord Gavdat.

Gaviral brandit son flacon.

— Veux-tu du vin, Mandralisca ?

Après tout ce temps, ils n’avaient toujours pas réussi à comprendre qu’il détestait le vin. Mais il refusa poliment, avec des remerciements. Il était inutile d’essayer d’expliquer de telles choses à ces gens. Gaviral lui-même but longuement et, avec une courtoisie dont Mandralisca l’aurait cru incapable, tendit le flacon à son grossier frère aux pieds traînants. Gavdat renversa la tête si loin en arrière que Mandralisca s’étonna que son casque de cuivre ne tombe pas, vida presque entièrement le flacon et le jeta indolemment sur le côté, où il répandit ses dernières gouttes sur ce qui était autrefois un tapis en steetmoy d’un blanc éblouissant.

— Eh bien ! dit enfin Gaviral.

Ses petits yeux vifs voletaient d’un côté à l’autre, de cette façon typique, si semblable à celle d’un petit rongeur. Il brandit d’une main des papiers froissés.

— Tu as appris les nouvelles du Labyrinthe, Mandralisca ?

— Que le Pontife est sérieusement malade, suite à une attaque, milord ?

— Que le Pontife est mort, dit Gaviral. La première attaque n’a pas été mortelle, mais il y en a eu une seconde. Il est mort immédiatement, disent ces rapports, qui ont mis quelque temps à nous parvenir. Prestimion a déjà été installé comme son successeur.

— Et Dekkeret comme nouveau Coronal ?

— Le couronnement aura bientôt lieu, répondit Gavdat, prononçant ces paroles comme s’il transmettait les messages de quelque esprit invisible. J’ai étudié les auspices. Il aura un règne court et malheureux.

Mandralisca attendit. Ces remarques ne paraissaient appeler de commentaires.

— Peut-être, dit le Lord Gaviral, passant ses doigts dans sa chevelure rousse clairsemée, serait-ce le moment favorable pour nous de proclamer l’indépendance de Zimroel sous notre autorité. Le redoutable Confalume sorti de scène, Prestimion occupé à établir son gouvernement au Labyrinthe, un nouvel homme inexpérimenté prenant le commandement au Château… qu’en dis-tu, Mandralisca ? Nous faisons nos bagages et retournons à Ni-moya, pour faire savoir que le continent occidental a assez longtemps vécu sous la coupe d’Alhanroel, hein ? Nous les plaçons devant le fait accompli, hop ! et les mettons au défi d’élever une objection.

Avant que Mandralisca n’ait pu répondre, on entendit un grand fracas résonner dans la salle extérieure, ainsi que des cris rauques. Mandralisca supposa que ces bruits étaient le présage de l’arrivée du fanfaron et bestial Lord Gavinius, mais à sa légère surprise, le nouveau venu était le corpulent et costaud Gavahaud, lui qui se figurait être un parangon d’élégance et de grâce. L’interruption était la bienvenue : elle lui donnait un moment pour trouver la façon la plus diplomatique de formuler sa réponse. Gavahaud entra en marmonnant quelque chose au sujet d’une rencontre avec un obstacle inattendu dans la salle des sculptures à l’extérieur. Puis, voyant Mandralisca, il lança un regard à Gaviral et demanda :

— Alors ? Est-il d’accord ?

Une chose était sûre : ils bouillaient d’envie de déclencher leur guerre contre Prestimion et Dekkeret. Ils n’attendaient de lui qu’un tapotement sur la tête, et des louanges pour leurs grandes ambitions et leur âme belliqueuse.

Les trois frères concentraient à présent toute leur attention sur lui : les yeux perçants de Gaviral, injectés de sang de Gavahaud, humides du stupide Gavdat. C’en était presque poignant, pensa Mandralisca, de voir à quel point ils dépendaient de lui, ils étaient terriblement désireux de l’entendre approuver les pitoyables bribes de stratégie qu’ils étaient parvenus à élaborer seuls.

— Si vous voulez savoir, milord, si je conviens que c’est le moment opportun pour déclarer notre indépendance du gouvernement impérial, ma réponse est que je ne le crois pas, dit-il.

Chacun des trois réagit à sa manière à la déclaration tranquille de Mandralisca. Celui-ci observa d’un seul coup d’œil ces trois réactions et les trouva instructives.

Gavdat sembla reculer sous le choc, sa tête revenant en arrière si brusquement que ses joues molles ballottèrent comme de la gelée. Vraisemblablement, il avait fait usage de ses instruments de prédiction et était arrivé à une tout autre prévision. L’arrogant Gavahaud, visiblement aussi ahuri et déçu, regarda Mandralisca avec stupéfaction, comme si celui-ci lui avait craché au visage. Seul Gaviral prit calmement la réponse de Mandralisca, regardant d’abord l’un de ses frères, puis l’autre d’une façon satisfaite et suffisante qui ne pouvait signifier qu’une chose : Voilà ! Ne vous l’avais-je pas dit ? Il est important d’attendre, et de tout vérifier avec Mandralisca. C’était le signe de la prééminence intellectuelle de Gaviral, dans cette bande de frères à l’esprit obtus et rustre, que lui seul ait une lueur de conscience, une connaissance, peut-être, de leur degré stupidité, et de leur besoin désespéré des indications leur conseiller privé, pour tout sujet d’importance.

— Puis-je te demander, dit avec circonspection Gaviral, pourquoi tu as cette impression ? Pour plusieurs raisons, milord. Il les énuméra sur ses doigts.

— La première : c’est une période de deuil général à travers tout Majipoor, si je me rappelle bien la réaction à la mort du Pontife Prankipin il y a vingt ans. Même à Zimroel, le Pontife est un personnage vénéré et adoré, et dans ce cas le Pontife était Confalume, le monarque le plus estimé depuis des siècles. Je crois que cela paraîtrait de mauvais goût et choquant d’entreprendre une rupture révolutionnaire avec le gouvernement impérial au moment même où de tous côtés les gens expriment, comme je n’en doute pas une seconde, leur chagrin suite à la mort de Confalume. Cela nous ferait perdre une grande part de sympathie parmi nos propres citoyens, et susciterait une certaine colère préjudiciable parmi le peuple d’Alhanroel.

— Peut-être bien, concéda Gaviral. Continue.

— La deuxième : une proclamation d’indépendance doit être accompagnée de la démonstration que nous pouvons tenir nos promesses. Je veux dire par là que nous n’en sommes qu’aux tout premiers stades d’organisation de notre armée, si tant est que nous en soyons aux premiers stades. Par conséquent…

— Tu prévois une guerre avec Alhanroel, n’est-ce pas ? demanda le Lord Gavahaud, d’un ton dédaigneux. Est-il possible qu’ils osent nous attaquer ?

— Oh oui, milord ! Je pense vraiment qu’ils oseraient nous attaquer. Prestimion le bien-aimé est en fait un homme sujet à de grands emportements et à une rage folle quand on le contrarie : j’en ai eu de solides preuves suite à l’aventure de votre célèbre oncle Dantirya Sambail. Et lord Dekkeret, d’après ce que je sais de lui, ne voudra pas commencer son règne en laissant la moitié de son royaume faire sécession. Vous pouvez être tout à fait certains que les impériaux enverront une force militaire chez nous dès qu’ils auront digéré notre proclamation et pourront lever un corps d’armée.