Dekkeret se demandait souvent comment il aurait réagi s’il était venu lui annoncer : « Père, j’ai été désigné pour être le prochain Coronal. » Il aurait sans doute ri au nez de son fils. Ou l’aurait giflé, même, pour s’être moqué de son père en racontant de telles inepties. Mais il n’avait pas vécu assez longtemps pour cela.
Taliesme, en revanche, avait accueilli l’improbable ascension de son fils, et la stupéfiante élévation de sa propre situation qui l’avait nécessairement accompagnée, avec une remarquable sérénité. Ce n’est pas qu’elle se soit attendue à ce que Dekkeret devienne un chevalier du Château, a fortiori un prince. Et même dans ses rêves, elle ne l’avait sans doute jamais imaginé Coronal. Elle n’était pas non plus le genre de mère en adoration devant son enfant, qui accepte sans émotion la réussite de son fils comme si elle lui était due, inévitable et bien méritée.
Mais une foi simple et forte en le Divin l’avait guidée tout au long de sa vie. Elle ne luttait pas contre le destin. C’est pourquoi rien ne la surprenait jamais ; quoi qu’il lui arrive, douleur, chagrin ou gloire au-delà de toute mesure, il s’agissait d’une chose réglée d’avance, que l’on devait accepter sans se plaindre d’une part, sans montrer d’étonnement de l’autre. À l’évidence, il devait être prévu depuis le commencement du monde que Dekkeret serait Coronal un jour… et que, par conséquent, elle-même finirait sa vie en tant que Dame de l’Ile du Sommeil, une des Puissances du Royaume. La mère du Coronal occupait toujours cette fonction hautement privilégiée. Très bien : qu’il en soit ainsi. Assurément, elle n’avait rien escompté de tel ; mais si cela se produisait, eh bien, ces événements devaient être rétrospectivement considérés comme des phénomènes aussi naturels et sans surprise que le lever du soleil chaque jour à l’est !
Ce qui ébahit Dinitak fut la pauvreté du logis de dame Taliesme, une petite maison de guingois dont les châssis des fenêtres bâillaient, au milieu d’un enchevêtrement de petites bâtisses qui pouvaient être vieilles de cinq cents ans, dans une rue sombre et tortueuse aux pavés gris-vert inégaux près du cœur de la Vieille Ville. Quel domicile pour la mère du prochain Coronal !
— Oui, je sais, fit Dekkeret en grimaçant. Mais elle se plaît ici. Elle a vécu quarante ans dans cette maison et, à ses yeux, celle-ci compte davantage que dix Châteaux. Je lui ai acheté de nouveaux meubles, plus précieux que ce qu’il y avait ici, et désormais elle porte des vêtements que mon père n’aurait jamais pu lui offrir, mais autrement rien n’a changé. Ce qui est précisément ce qu’elle veut.
— Et les gens qui l’entourent ? Ne savent-ils pas qu’ils habitent à côte de la future Dame de l’île ? Ne le sait-elle pas elle-même ?
— J’ignore ce que savent les voisins. Je soupçonne que pour eux, elle est simplement Taliesme, la veuve du marchand Orvan Pettir. Quant à elle…
La porte s’ouvrit.
— Dekkeret, dit lady Taliesme. Dinitak. Quel plaisir de vous revoir tous les deux !
Dekkeret enlaça sa mère tendrement et précautionneusement, comme si elle était délicate et fragile, et risquait de se briser si on l’étreignait avec trop d’enthousiasme. Il savait qu’en réalité elle n’était pas moitié aussi fragile qu’il se le figurait ; mais c’était néanmoins une femme de frêle constitution, menue et à l’ossature légère. Le père de Dekkeret n’était pas gros non plus. Dès l’enfance, Dekkeret avait eu l’impression d’être une espèce de monstre grossier et qui a trop grandi, qu’un sort facétieux avait inexplicablement déposé dans le foyer de ces deux êtres minuscules.
Taliesme portait une robe en soie ivoire sans ornement, et ses cheveux brillants et argentés étaient retenus par un simple bandeau d’or fin. Dekkeret lui avait apporté des cadeaux du même style austère, un petit pendentif scintillant en dent de dragon, un foulard chatoyant et fin comme une toile d’araignée fabriqué dans la lointaine Gabilorn, une petite bague en jade pourpre et lisse de Vyrongimond, et deux ou trois autres babioles du même genre. Elle reçut le tout avec un plaisir et une gratitude manifestes, mais les rangea aussi vite que la politesse le permettait. Taliesme n’avait jamais convoité de tels trésors du temps où ils étaient pauvres, et à présent elle ne semblait pas leur accorder plus qu’un léger intérêt.
Ils discutèrent tranquillement de la vie au Château, autour d’un thé et de petits gâteaux ; elle s’enquit de lord Prestimion, lady Varaile et leurs enfants et – brièvement, très brièvement – mentionna aussi lady Fulkari ; elle parla de Septach Melayn et d’autres membres du Conseil, et interrogea Dekkeret sur ses fonctions actuelles à la cour, tout à fait comme si, dans chaque fibre de son corps, elle était elle-même un élément de la cour, plutôt que la simple veuve d’un insignifiant marchand de province. Elle fit également allusion, d’un air entendu, à de récents événements au palais de Normork, le limogeage d’un ministre qui appréciait trop le vin, la naissance de l’héritier du comte Considat et d’autres sujets de la sorte ; vingt ans plus tôt, elle n’aurait pas davantage eu connaissance de ces événements que des conversations privées entre les sorciers Changeformes dans leur capitale d’osier de la lointaine Piurifayne.
Dekkeret prenait grand plaisir à voir la façon dont lady Taliesme se glissait doucement dans le rôle que le destin lui imposait. Il avait à présent passé la moitié de sa vie parmi les princes du Château, et n’était plus le jeune garçon provincial qu’il avait été, ce jour lointain à Normork où Prestimion l’avait remarqué pour la première fois. Sa mère n’avait pas eu la même occasion de se former aux usages des puissants. Cependant, elle apprenait, d’une manière ou d’une autre. Fondamentalement, elle était restée naturelle et sans prétention ; mais elle allait néanmoins devenir, dans un avenir assez proche, une Puissance du Royaume, et il constatait la facilité avec laquelle elle s’adaptait à la singulière, et totalement inattendue, amélioration de sa condition qui se profilait.
Une conversation agréable et courtoise, donc : une mère, son fils en visite, l’ami du fils. Mais petit à petit Dekkeret prit conscience de tensions contenues dans la pièce, comme si une seconde discussion, tacite et refoulée, flottait furtivement au-dessus de leurs têtes :
— Le Pontife vivra-t-il encore longtemps, à ton avis ?
— Tu sais que c’est une question à laquelle je n’ose penser, mère.
— Mais tu y penses tout de même. Comme moi. On ne peut s’en empêcher.
Il était certain qu’elle se tenait intérieurement une telle conversation, là au milieu du tintement des tasses à thé et des plateaux de biscuits que l’on se passait poliment. Aussi calme, raisonnable, équilibrée et sereine qu’elle soit face aux décrets du destin, même elle ne pouvait éviter de projeter ses pensées vers l’extraordinaire transformation que le sort allait bientôt apporter au fils du colporteur de Normork et à sa mère. La couronne à la constellation pour lui, et la Troisième Falaise de l’île du Sommeil pour elle. Elle n’aurait pas été humaine si de telles idées ne l’avaient effleurée une douzaine de fois par jour.
Il en était de même pour lui.
4
En imagination, Thastain voyait déjà les poutres noircies de la demeure du seigneur Vorthinar se désagréger dans la lueur rouge du brasier qu’ils déclencheraient. Et ce serait mérité. Il ne pouvait penser à autre chose qu’à l’énormité de ce qu’il avait vu. Il était déjà assez grave de s’être rebellé contre les Cinq Lords, mais aller en plus frayer avec des Métamorphes… ! Ces vices dépassaient presque l’entendement de Thastain.