— Mais les distances sont si grandes… ils devraient naviguer de nombreuses semaines, rien que pour atteindre Piliplok… et ensuite, traverser un territoire hostile jusqu’à Ni-moya… fit Gavdat.
C’était une remarque raisonnable. Peut-être Gavdat n’était-il pas tout à fait aussi bête qu’il en avait l’air, pensa Mandralisca.
— Vous avez raison, milord, mettre en place une chaîne d’approvisionnement s’étirant à travers la Mer Intérieure, du Mont du Château à Ni-moya, sera une véritable gageure. C’est pourquoi je pense que nous réussirons notre rébellion en fin de compte. Mais ils n’auront d’autre choix, je pense, que d’essayer de reconquérir leur pouvoir sur nous. Nous devons être totalement prêts. Nous devons avoir des troupes les attendant à Piliplok et dans tous les autres ports importants de notre côte orientale, peut-être jusqu’à Gihorna, au sud.
— Mais il n’y a pas de port suffisant pour un débarquement en force à Gihorna ! objecta Gavahaud.
— Exactement. C’est pourquoi ils pourraient essayer : pour nous prendre par surprise. Il n’y a pas de grand port, là-bas, mais il y en a de petits de haut en bas de la province. Ils pourraient procéder à plusieurs débarquements simultanés dans des endroits si obscurs qu’ils ne s’attendront pas à ce que nous y soyons. Nous devons fortifier toute la côte. Nous devons avoir une deuxième ligne de défense à l’intérieur des terres, et une troisième à Ni-moya même. Et, en premier lieu, nous aurons besoin de rassembler une flotte pour les rencontrer en mer dans l’espoir de les empêcher d’atteindre nos rivages. Tout ceci prendra du temps. Nous devrions être bien avancés dans notre tâche avant de dévoiler notre jeu.
— Il faut que tu saches, dit Gavdat, que j’aie étudié les runes très soigneusement, et qu’elles prédisent le succès de tous nos efforts.
— Nous n’attendons pas d’autre résultat, répondit sereinement Mandralisca. Mais les runes seules ne peuvent nous assurer la victoire. Il faut également une bonne organisation.
— Oui, dit Gaviral. Oui. Vous comprenez cela, mes frères, non ?
Les deux autres le regardèrent avec gêne. Peut-être sentaient-ils vaguement que le vif petit Gaviral était en train de les circonvenir, de s’allier soudain à la voix de la prudence, à présent qu’il réalisait que cette prudence était peut-être requise.
— Il y a une troisième raison à prendre en considération, ajouta Mandralisca.
Il les laissa attendre. Il n’avait aucune envie de surmener leurs esprits en accumulant les arguments trop vite.
— Il se trouve que j’expérimente une nouvelle arme, une arme capitale pour nos espoirs de victoire, dit-il ensuite. Il s’agit du casque que ce petit homme, Khaymak Barjazid, m’a apporté, une version de celui qui fut utilisé, sans succès, hélas, par Dantirya Sambail dans sa lutte contre Prestimion, il y a longtemps. Nous apportons des améliorations à cette arme. Je perfectionne ma maîtrise avec, jour après jour. Elle provoquera de terribles destructions, lorsque je serai prêt à la déchaîner. Mais je ne le suis pas encore complètement, messeigneurs. Par conséquent, je vous demande plus de temps. Je vous demande assez de temps pour assurer la grande victoire que milord Gavdat a si précisément prédite comme une certitude.
8
Comme dans un rêve, Dekkeret parcourait la myriade de salles du Château qui porterait dorénavant son nom, examinant tout comme s’il le voyait pour la première fois.
Il était seul. Il n’avait pas particulièrement demandé à rester seul, mais son attitude, son expression n’avaient laissé aucun doute quant à son besoin de solitude. C’était le quatrième jour depuis le retour de Dekkeret des festivités du Labyrinthe qui avaient validé l’ascension de Prestimion au trône impérial, et jusque-là, chaque instant avait été consacré à la préparation de son propre couronnement. Ce n’était que ce matin qu’un trou s’était révélé dans la bousculade des préparatifs, et il avait saisi cette occasion de se promener dans la Cour Pinitor et d’errer seul dans quelques-uns des nombreux niveaux de la zone la plus haute du Château.
Il avait vécu au Château plus de la moitié de sa vie. Il avait dix-huit ans lorsqu’en contrecarrant la tentative d’assassinat contre Prestimion, il avait gagné le rang de chevalier-initié, et il en avait à présent trente-huit.
Cependant, il signait toujours « Dekkeret de Normork » lorsque ses devoirs officiels le requéraient, alors qu’il aurait été plus exact de prendre le nom de « Dekkeret du Château », car Normork n’était qu’un souvenir d’enfance, et le Château son foyer. L’inquiétant beffroi de lord Arioc, la masse noire et dure du Trésor de Prankipin, la délicate beauté de la Cascade de Guadeloom, les blocs de granit rose du Clos de Vildivar, la spectaculaire descente des Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches, il passait devant toutes ces choses tous les jours.
Il se promenait parmi elles à présent. Suivant un couloir, puis un autre. Il arriva à un coude dans un corridor et se retrouva en train de regarder par une gigantesque fenêtre de cristal, une fenêtre suffisamment claire pour être essentiellement invisible, offrant brutalement une vue renversante sur l’extérieur : un abîme qui descendait kilomètre après kilomètre avant d’être bouché à son extrémité inférieure par une épaisse couche nuageuse blanche. C’était un rappel frappant du fait que l’on se trouvait à cinquante kilomètres d’altitude, là au Château, assis au sommet de la plus grande montagne de l’univers, alimentée en lumière, air, eau et tous les autres éléments indispensables par d’ingénieux mécanismes vieux de milliers d’années. On avait tendance à l’oublier, une fois que l’on avait passé suffisamment de temps au Château. On avait tendance à se mettre à penser qu’il s’agissait du niveau principal du monde, et que tout le reste de Majipoor s’était mystérieusement enfoncé sous la surface. Mais c’était une erreur. Il y avait le monde, et ensuite il y avait le Château : et le Château se dressait loin au-dessus de tout.
Le portail devant lui ramenait au Château Intérieur. Sur sa gauche se trouvait le bâtiment des archives de Prestimion, s’élevant derrière le Beffroi de lord Arioc sur sa droite le manoir aux tuiles blanches où résidait la Dame de l’île lorsqu’elle venait au Château rendre visite à son fils, et aussitôt après, la serre de lord Confalume, avec son ahurissante collection de délicates plantes des régions tropicales. Il franchit la porte située à côté du manoir de la Dame et se retrouva dans le dédale de couloirs et de galeries, si déroutant pour les nouveaux venus, qui menait au cœur du Château.
Il évita de s’approcher des couloirs de la cour. Ils étaient toujours très animés, des fonctionnaires tout à la fois du régime partant et du sien, un gouvernement à moitié formé pour l’instant, discutant de points de protocole pour la cérémonie du couronnement, établissant des listes d’invités en fonction du rang et de la préséance, et cetera, et cetera. Dekkeret en avait assez de tout cela, et plus qu’assez, pour le moment. Si on l’avait laissé faire, le rituel du couronnement aurait consisté au mieux en une audience de sept à dix personnes, et n’aurait pas duré plus longtemps que le temps nécessaire pour que Prestimion prenne la couronne de la constellation des mains du porteur, la place sur le front de son successeur, et s’écrie « Dekkeret ! Dekkeret ! Vive lord Dekkeret ! ».
Mais il était trop avisé pour croire que cela pouvait être aussi simple. Il devait y avoir des banquets, des rituels, des lectures de poèmes, les saluts de grands seigneurs et l’exposition cérémonielle du blason du Coronal, ainsi que le couronnement de sa mère, lady Taliesme, comme nouvelle Dame de l’île du Sommeil, et tout ce qui pouvait encore être requis pour investir le nouveau Coronal avec toute la majesté et le grandiose voulus. Dekkeret n’avait pas l’intention d’intervenir dans tout ceci. Quelques innovations qu’apporte son règne, et il comptait bien qu’il y en ait, il n’allait pas faire usage de son autorité, si tôt, pour d’insignifiantes histoires de cérémonie. D’un autre côté, il prit bien soin de rester à l’écart des pièces où avaient lieu les préparatifs. Il se dirigea plutôt vers le centre même du secteur royal, à présent désert en cette période de transition d’un règne à un autre.