Deux grandes portes de métal, de près de cinq mètres de haut, se dressaient à présent devant lui. Elles étaient l’œuvre de Prestimion, un projet en cours de réalisation depuis une décennie ou plus, et qui était encore loin d’être achevé. La porte de gauche était couverte, sur chaque centimètre carré, de scènes illustrant les événements du règne de lord Confalume. La porte opposée ne présentait encore qu’une surface lisse et vierge.
Je ferai graver sur cette porte les actions de Prestimion, dans un style assorti par le même artisan, se dit Dekkeret. Ensuite je ferai dorer les deux portes, afin qu’elles brillent à jamais au cours des âges.
Il poussa l’une des lourdes poignées de bronze, et la porte, précisément et parfaitement équilibrée, pivota en arrière pour le laisser pénétrer dans le cœur du Château.
La petite salle du trône toute simple de lord Stiamot fut la première où il arriva. Il la dépassa, flânant toujours sans plan défini, et se retrouva dans un autre fouillis de petits corridors et passages où il ne se rappelait pas s’être aventuré par le passé ; il commençait justement à se dire qu’il s’était perdu, lorsqu’il tourna à gauche et s’aperçut qu’il regardait la grande salle voûtée qui servait de salle des jugements à Prestimion, avec l’extravagance saisissante de la salle du trône de Confalume juste derrière.
Il n’était pas approprié, songea Dekkeret, de devoir approcher ces immenses salles par un tel dédale chaotique. Prestimion avait construit sa salle des jugements à partir d’une douzaine d’anciennes petites pièces ; Dekkeret résolut alors de faire la même chose avec les couloirs qu’il venait d’emprunter, de les supprimer pour bâtir une nouvelle salle de cérémonie, une Chapelle du Divin, peut-être, dans laquelle le Coronal pourrait demander à recevoir le don de la sagesse avant d’aller rendre la justice dans la salle des jugements. L’Oratoire de Dekkeret, oui. Il sourit. Il la voyait déjà en imagination, un passage voûté en pierre par là, et le couloir menant à la salle des jugements blasonné de brillantes mosaïques vert et doré.
Bravo ! pensa-t-il. Pas encore couronné et déjà lancé dans ton programme de construction !
Il fut surpris de la facilité avec laquelle il s’accoutumait à l’idée de devenir le Coronal lord de Majipoor. Il restait encore au fond de lui, caché quelque part, Dekkeret, le petit garçon, fils unique du marchand Orvan Pettir tirant le diable par la queue avec sa bonne épouse Taliesme, celui qui parcourait les rues pentues de la ville fortifiée de Normork avec sa jeune et pétulante cousine Sithelle et rêvait de réussir mieux que son père ne l’avait fait, de devenir un chevalier du Château, peut-être, qui un jour aurait une fonction importante au sein du gouvernement : comment cet enfant n’aurait-il pas été époustouflé de retrouver la personne qu’il était devenue, près d’accéder à la plus haute des fonctions ?
Il ne reniait rien. Mais son nouveau moi était moins facilement impressionné par de telles idées. Un Coronal, il le savait à présent, n’était qu’un homme qui revêtait une robe verte bordée d’hermine, et lors de certaines occasions protocolaires avait le droit de ceindre une couronne et d’occuper un trône. C’était toujours un homme, malgré tout. Quelqu’un devait être Coronal, et, par un incroyable enchaînement d’accidents, le choix s’était porté sur lui. Cet enchaînement avait commencé par la visite, longtemps auparavant, de Prestimion à Normork, et la mort de Sithelle, était passé par sa malheureuse expédition de chasse dans les Marches de Khyntor, et le voyage de pénitence, sur une impulsion, à Suvrael qui l’avait suivi, menant à la découverte des Barjazid et de leurs casques qui permettaient de contrôler les esprits, puis par la guerre contre Dantirya Sambail et la mort d’Akbalik, qui avait emporté l’héritier attendu de la couronne… Qui, ainsi, lui était revenue. Eh bien, qu’il en soit ainsi ! Il serait Coronal. Il n’en resterait pas moins un homme, qui doit manger, dormir, vider ses boyaux et mourir un jour. Mais pour le moment, il serait lord Dekkeret, du Château de lord Dekkeret, et il y construirait l’Oratoire de Dekkeret, et, comme il l’avait déclaré à Dinitak Barjazid, il semblait y avoir un siècle de cela à Normork, il bâtirait au bout du compte la Porte Dekkeret, et peut-être aussi…
— Monseigneur ?
La voix, interrompant ainsi ses ruminations, ne le fit pas qu’un peu sursauter.
De plus, au début, Dekkeret ne crut pas que c’est à lui qu’elle s’adressait. Il n’était toujours pas habitué à ce titre de « monseigneur ». Il regarda autour de lui, pensant trouver Prestimion quelque part alentour ; puis il réalisa que ces paroles lui étaient destinées. Leur auteur était le Su-suheris Maundigand-Klimd, le grand mage de la cour de Prestimion.
— Je sais que je vous dérange dans votre isolement monseigneur. Je vous en demande pardon.
— Vous ne faites rien sans raison, Maundigand-Klimd. Le pardon n’est guère nécessaire.
— Je vous remercie, monsieur. Il se trouve que j’ai un sujet d’importance à porter à votre attention. Pouvons-nous nous entretenir dans un endroit moins public que celui-ci ?
Dekkeret fit signe à l’être bicéphale de lui ouvrir le chemin.
Il n’avait jamais très bien compris pour quelle raison Prestimion, un homme au scepticisme le plus convaincu et tenace pour tout ce qui touchait aux sciences occultes et mystiques, pouvait garder un mage dans le cercle de ses proches. Confalume avait été un homme très enclin à la sorcellerie, oui, et Dekkeret comprenait que Prankipin avant lui avait eu les mêmes penchants irrationnels ; mais Prestimion lui avait toujours paru être quelqu’un qui s’appuyait sur le témoignage de sa raison et de ses sens, plutôt que sur les conjurations et les prédictions des devins. Son Haut Conseiller, Septach Melayn, était peut-être d’une tournure d’esprit encore plus réaliste.
Dekkeret savait que Prestimion, malgré son scepticisme, avait passé quelque temps dans la capitale des sorciers à Triggoin, dans le nord, un épisode de sa vie dont il ne parlait qu’avec la plus grande réticence ; et qu’il avait employé les services de certains maîtres sorciers de Triggoin dans sa guerre contre l’usurpateur Korsibar, et de temps à autre en certaines occasions durant son règne. Donc, son attitude face aux arts magiques était plus complexe qu’elle ne le semblait au premier abord.
Et Maundigand-Klimd ne semblait jamais être loin du cœur des événements à la cour. Dekkeret n’avait pas l’impression que Prestimion gardait le Su-suheris à proximité uniquement pour flatter la crédulité de tous ces milliards de gens du peuple de par le monde qui ne juraient que par les devins et les nécromanciens, ni qu’il était une simple décoration. Non, Prestimion consultait réellement Maundigand-Klimd sur des sujets de la plus haute importance. C’était une question dont Dekkeret avait l’intention de discuter avec lui, avant que la transmission de pouvoirs ne soit achevée. Dekkeret lui-même n’avait que le plus désinvolte intérêt pour la persistance des arts divinatoires en tant que phénomène de la culture moderne, et pas la moindre confiance en la valeur de leurs prédictions. Mais si Prestimion trouvait utile d’avoir quelqu’un comme Maundigand-Klimd à portée de main…