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Alors, le garder à portée de main était ce qu’il avait fait. Le Su-suheris le conduisait à présent aux appartements privés qu’il occupait depuis le début du règne de Prestimion : juste en face de la propre résidence du Coronal, de l’autre côté de la Cour Pinitor. Dekkeret avait entendu dire que ces appartements avaient appartenu au fils oublié de lord Confalume, le prince Korsibar, avant son usurpation du trône, ce sombre acte qui avait été effacé de la mémoire de presque tout le monde sur la planète. Il s’agissait donc d’appartements importants.

Dekkeret n’avait jamais eu de raisons d’y entrer auparavant. Il fut surpris de l’austérité de l’ameublement. Aucun de ces gadgets ostentatoires de la sorcellerie professionnelle en ces lieux ; les ambivials, les hexaphores, les alambics et sphères armillaires, avec lesquels les charlatans impressionnaient la populace sur les marchés, ni de gros volumes reliés en cuir d’usages ésotériques, imprimés en lettres noires, qui inspiraient une telle frayeur à ceux qui craignaient de telles choses. Dekkeret ne vit que quelques petits appareils qui auraient pu être les calculatrices d’un comptable, et en étaient très probablement, et une petite bibliothèque de livres qui n’avaient rien de mystique dans leur apparence extérieure. Pour le reste, l’appartement de Maundigand-Klimd était quasiment vide. Dekkeret ne vit ni lit, ni chaise. Les Su-suheris dormaient-ils debout ? À l’évidence, oui.

Et ils tenaient leurs conversations de la même façon. L’affaire allait être délicate, comprit Dekkeret. Il en était toujours ainsi avec les Su-suheris. Non seulement ils étaient démesurément grands, leurs cous longs de trente centimètres et leurs têtes allongées et fuselées les faisaient rivaliser avec les Skandars en taille, sinon en volume, mais il fallait faire face à leur étrangeté, leur inévitable côté extraterrestre. Leurs deux têtes, d’abord : chacune avec sa propre identité, indépendante de l’autre, avec ses propres expressions faciales, sa propre voix, sa propre paire d’yeux perçants émeraude. Existait-il une autre race bicéphale en quelque endroit de la galaxie ? Et leur peau pâle, glabre et blanche comme le marbre, leur air perpétuellement sombre, les fentes sans lèvres aux bords durs qui leur servaient de bouches et qui ne souriaient pas : il n’était que trop facile de les voir comme des monstres terrifiants à l’âme de glace.

Pourtant celui-ci, ce sorcier bicéphale, était le conseiller, et l’ami de Prestimion. Ceci demandait une explication. Dekkeret aurait souhaité l’avoir réclamée bien avant ce moment.

— Je suis depuis longtemps au courant de votre dégoût pour les soi-disant sciences occultes, monseigneur, déclara Maundigand-Klimd. Permettez-moi de vous dire que je partage vos dispositions.

Dekkeret fronça les sourcils.

— Cela semble une position très étrange à adopter de votre part.

— Pour quelle raison ?

— À cause du paradoxe qu’elle implique. Le mage de profession affirme être un sceptique ? Il parle des sciences occultes comme des soi-disant sciences occultes ?

— Je suis un sceptique, oui, cependant pas au sens où vous l’êtes, Votre Seigneurie. Si je vous lis correctement, vous adoptez la position que toute prédiction est une simple hypothèse, à peine plus digne de confiance que de tirer à pile ou face, alors que…

— Oh, pas toutes les prédictions, Maundigand-Klimd.

C’était déconcertant de regarder d’une tête à l’autre, en essayant de garder un contact visuel avec une seule à la fois, tâchant de prévoir laquelle serait la prochaine à parler.

— Je reconnais que les Vroons, par exemple, ont un curieux don pour choisir le bon embranchement à prendre sur une route, même en territoire totalement inconnu. Et votre longue affiliation avec lord Prestimion me conduit à la conclusion que la plupart des conseils que vous lui avez donnés étaient utiles. Même si…

— Ce sont des exemples pertinents, oui, dit le Su-suheris, c’était la tête gauche, celle à la voix grave qui parlait. Et d’autres pourraient être cités, des événements difficiles à expliquer, sauf à les qualifier de magiques. Indéniablement, ils produisent l’effet voulu, aussi déroutant que ce soit. Ce à quoi je fais référence en disant que nous partageons une certaine attitude envers la sorcellerie implique la multitude de cultes bizarres et, si vous voulez, barbares, qui ont infesté le monde au cours des cinquante dernières années. Les gens qui se flagellent et s’inondent du sang de bidlaks égorgés vifs. Les adorateurs d’idoles. Ceux qui placent leur foi dans des appareils mécaniques ou des amulettes fantaisistes. Vous et moi savons à quel point ces objets sont dénués de valeur. Lord Prestimion, tout au long de son règne, a discrètement et ingénieusement tenté de mettre fin à la mode de telles pratiques. Je suis persuadé, monseigneur…, quelque part en cours de route, réalisa Dekkeret, la tête droite avait pris le relais de la conversation…, que vous suivrez le même chemin.

— Vous pouvez en être certain.

— Puis-je vous demander si vous projetez de nommer un Grand Mage lorsque votre règne commencera officiellement ? Non que je postule à ce poste. Vous devez savoir, si ce n’est déjà le cas, que le nouveau Pontife m’a demandé de l’accompagner au Labyrinthe, une fois que les cérémonies de votre couronnement seront terminées.

Dekkeret acquiesça.

— Je m’y attendais. Pour ce qui est d’un nouveau Grand Mage, je dois vous dire, Maundigand-Klimd, que je n’ai pas accordé la moindre réflexion à ce sujet. Mon sentiment actuel est que je n’en ai pas besoin.

— Parce que vous considéreriez tout ce qu’il vous dirait comme fondamentalement inutile ?

— Fondamentalement, oui.

— C’est votre choix, dit Maundigand-Klimd, et à son ton, il était clair que le sujet lui était parfaitement indifférent. Cependant, pour le moment il y a toujours un Grand Mage au service du Coronal, et je me sens obligé d’informer le nouveau Coronal que j’ai eu une révélation confuse qui pourrait influer sur son règne. L’ancien lord Prestimion m’a informé qu’il serait opportun de porter cette révélation à votre attention.

— Ah, fit Dekkeret. Je vois.

— Bien entendu, si Votre Seigneurie préfère ne pas…

— Non, dit Dekkeret. Si Prestimion pense que je devrais écouter cette information, je vous en prie, partagez-la avec moi.

— Très bien. Ce que j’ai fait a été de consulter les oracles sur le début de votre règne. Les présages, je regrette de le dire, sont plutôt sombres et peu propices.

Dekkeret le prit avec le sourire.

— Je suis réconforté de mon manque de confiance dans les arts divinatoires, alors. Il est plus facile de gérer les mauvaises nouvelles quand on n’a pas grande foi en leur fondement.

— Exactement, monseigneur.

— Pouvez-vous cependant être plus précis sur ces sombres présages ?

— Malheureusement, non. Je connais mes limites. Tout était enveloppé dans un brouillard d’ambiguïtés. Rien n’était vraiment clair. J’ai seulement détecté une impression de conflit à venir, de refus de faire allégeance, de désobéissance civile.

— Vous n’avez pas vu de visages ? Vous n’avez pas entendu prononcer de noms ?

— Ces visions ne fonctionnent pas à un niveau si prosaïque.

— J’avoue ne pas voir une grande valeur dans une prédiction si nébuleuse qu’elle ne prédit pas grand-chose, en vérité, dit Dekkeret.