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Sa patience commençait à s’épuiser, à présent.

— C’est entendu, monseigneur. Mes visions sont hautement subjectives : des intuitions, des impressions, des sensations du genre le plus subtil, des aperçus de probabilité, plutôt que des détails concrets. Mais vous feriez tout de même bien de vous tenir sur vos gardes, face à des retournements de situation inattendus.

— Mes études en histoire me disent qu’un Coronal sage devrait toujours l’être, avec ou sans conseil de mages pour le guider. Mais je vous remercie du renseignement.

Dekkeret se dirigea vers la porte.

— Il n’y avait, reprit Maundigand-Klimd, juste avant que Dekkeret n’ait réussi à prendre congé, qu’un aspect de ma vision qui était suffisamment clair pour que je puisse vous le décrire de façon utile. Il concernait les Puissances du Royaume, qui étaient réunies au Château à l’occasion d’une certaine cérémonie porteuse d’un rituel de grande importance. J’ai senti leurs auras, toutes regroupées autour du Trône de Confalume.

— Oui, fit Dekkeret. Nous avons en ce moment les trois Puissances du Royaume au Château : ma mère, Prestimion et moi. Et que faisions-nous exactement dans votre rêve, tous les trois ?

— Il y avait quatre auras, monseigneur. Dekkeret regarda le mage d’un air perplexe.

— Votre rêve vous a égaré, alors. Je ne connais que trois Puissances du Royaume.

Il les compta sur ses doigts.

— Le Pontife, le Coronal, la Dame de l’île. C’est une division des pouvoirs qui remonte à des milliers d’années.

— J’ai indubitablement senti une quatrième aura, et c’était celle d’une Puissance. Une quatrième Puissance, monseigneur.

— Êtes-vous en train de me dire qu’un nouvel usurpateur va se proclamer ? Allons-nous rejouer toute l’histoire de Korsibar ?

Le Su-suheris eut l’équivalent Su-suheris d’un haussement d’épaules : une rétraction partielle de la colonne se divisant en forme de fourche de son cou, un recourbement de ses longues mains semblables à des serres à six doigts.

— Il n’y avait dans ma vision pas de signe pour corroborer cette possibilité. Ni pour l’infirmer, d’ailleurs.

— Alors comment…

— J’ai un autre détail à ajouter. La personne qui avait l’aura de la quatrième Puissance du Royaume portait également l’empreinte d’un membre de la famille Barjazid.

— Quoi ?

— Je ne peux pas me tromper, monsieur. Je n’ai pas oublié que vous avez amené l’homme Venghenar Barjazid, et bien entendu son fils, Dinitak, au Château comme prisonniers, bien que cela se soit passé il y a vingt ans. Le schéma de l’âme d’un Barjazid est exceptionnellement caractéristique.

— Ainsi Dinitak va être une Puissance ! s’écria Dekkeret en riant. Il va adorer entendre ça !

Cette révélation absurde, survenant au point culminant d’une conversation interminable et déconcertante lui parut merveilleusement ridicule.

— M’écartera-t-il pour se couronner Coronal, à votre avis ? Ou vise-t-il la fonction de Dame de l’île ?

Rien ne perturba la gravité impénétrable de Maundigand-Klimd.

— Vous n’ajoutez pas assez foi, monseigneur, à ma déclaration sur la subjectivité de mes visions. Je ne dirais pas que le Barjazid qui était revêtu de la majesté d’une Puissance était votre ami Dinitak, ni ne pourrais affirmer que ce n’était pas lui. Je ne peux que vous confirmer que j’ai senti le schéma Barjazid. Je vous mets en garde contre une interprétation trop littérale de ce que je vous dis.

— Il y a d’autres Barjazid, j’imagine. Suvrael en est peut-être encore envahi.

— Oui. Je vous rappelle l’homme Khaymak Barjazid, qui, il y a peu de temps a tenté d’entrer au service de lord Prestimion, mais a été refoulé sur les conseils de son propre neveu, Dinitak.

— C’est vrai. Le frère de Venghenar… bien sûr. C’est lui qui va devenir une Puissance, alors, à votre avis ? Ça n’a toujours aucun sens, Maundigand-Klimd !

— De nouveau, je vous déconseille, Votre Seigneurie, de chercher une explication trop littérale. Manifestement, il est absurde qu’il puisse y avoir une quatrième Puissance du Royaume, ou qu’un membre du clan Barjazid puisse ne serait-ce qu’aspirer à cette distinction. Mais ma vision ne peut être rejetée d’emblée. Elle a des significations symboliques, qu’à ce point je ne peux moi-même interpréter. Mais une chose est claire : il y aura des troubles au début de votre règne, monseigneur ; et un Barjazid y sera impliqué. Je ne peux vous en dire plus.

9

— Tu es toujours éveillé ? demanda Fiorinda.

Teotas, à côté d’elle, répondit par un murmure affirmatif.

— Quelle heure est-il, au fait ?

— Je ne sais pas. Il est très tard. Qu’est-ce qui te tient éveillé ?

— Trop de vin, j’imagine, répondit-il.

Le banquet d’avant le couronnement s’était éternisé ce soir-là, chacun se comportant en crétin ivre et rugissant, Prestimion et Dekkeret côte à côte à la table haute, avec Septach Melayn, Gialaurys, Dembitave, Navigorn et une demi-douzaine d’autres membres du Conseil, tous d’une rare bonne humeur. Abrigant était venu de Muldemar pour l’occasion, apportant avec lui dix caisses de vin d’illustres millésimes remontant loin dans le règne de lord Confalume et il ne faisait aucun doute que les dix caisses ne contenaient plus que des bouteilles vides, à présent.

Mais la réponse était évasive. Teotas savait que le vin n’était pas responsable de son insomnie. Il avait bu autant que les autres, pensait-il. L’ironie de la chose était que ce vin avait été gâché en ce qui le concernait, lui, un prince de Muldemar, membre de la famille qui produisait les vins les plus fins du monde ! Il aurait aussi bien pu boire de l’eau. Son âme exaltée, bouillonnante, brûlait l’alcool aussi vite qu’il l’avalait : il n’avait absolument aucun effet sur lui. Il n’avait jamais été réellement ivre de toute sa vie, jamais même agréablement éméché, et c’était un lourd prix à payer pour être également dispensé de gueule de bois. Ce qui l’inquiétait, il le savait, n’avait rien à voir avec la débauche de la nuit précédente. C’était, pour une bonne part, un malaise face à l’immensité des changements qui allaient être apportés à son existence, à présent que le temps de Prestimion en tant que Coronal était révolu et que la nouvelle vie de son frère allait commencer au Labyrinthe.

En théorie, pensait Teotas, lui-même n’en ressentirait pas de grosses conséquences. Il était le plus jeune des quatre frères princes de Muldemar, sans obligations héréditaires, libre de vivre sa vie comme il l’entendait. Prestimion, l’aîné, avait toujours été le favori des dieux, s’élevant rapidement et inéluctablement vers le trône du monde. Taradath, le brillant deuxième frère, avait péri au cours de la guerre contre Korsibar. Le fief familial de Muldemar était revenu au robuste Abrigant, le troisième, qui vivait désormais au manoir de Muldemar, comme l’avaient fait depuis des siècles les princes de Muldemar, présidant les vignerons et dispensant la justice à ses citoyens en adoration.

Teotas, quant à lui, avait vécu la vie d’un simple citoyen jusqu’à ce que Prestimion le choisît au Conseil. Il avait pris femme, l’excellente lady Fiorinda de Stee, une amie d’enfance de l’épouse de Prestimion, Varaile, et ensemble ils avaient élevé trois admirables enfants ; et lorsque Prestimion l’avait nommé au Conseil, il en était devenu l’un des membres les plus compétents. L’un dans l’autre, il s’était fait une vie satisfaisante, même s’il y avait cette malheureuse bizarrerie de son caractère l’empêchant de prendre vraiment plaisir à l’accomplissement ultime de son ambition et de ses désirs.