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— Fiorinda ? croasse-t-il, mais il n’y a pas de réponse.

Il est seul. Il n’a jamais été autrement que seul.

Une lumière apparaît maintenant au loin en clignotant, et s’intensifie rapidement pour devenir un cône lumineux vert, s’élargit jusqu’à remplir les cieux, geyser de pâle rayonnement jaillissant dans le ciel. Le vent le balaye, il provoque des volutes de couleur plus grise, tourbillons de lumière dans la lumière. Accompagnant cette explosion de brillance un chuchotis pressé, comme le murmure d’une eau lointaine. Il entend aussi ce qui semble être un rire souterrain, sonore, insaisissable. Il avance, pénétrant dans une sorte de nuage vert qui filtre du sol. L’air est électrique. Ses pores lui cuisent. Une odeur aigre lui monte aux narines. Son corps, courbé et douloureux, transpire et fume. Il y a ce qui paraît être une montagne devant, mais alors qu’il avance au milieu du nuage, Teotas s’aperçoit que ce qu’il voit est une chose vivante colossale, lourde, énorme, incompréhensible, assise toute droite sur une sorte de trône.

Un dieu ? Un démon ? Une idole ? Sa peau brune, tannée, est épaisse et luisante, ridée comme un cuir de reptile. Son corps massif est bas et long, le museau aplati, les yeux ronds, avec un dos haut et voûté, de larges flancs, un ventre pansu, une partie inférieure semblable à un piédestal. Teotas n’a jamais vu une créature si gigantesque. Rien que la bouche-Cette bouche-Cette bouche bée…

Teotas est incapable de s’arrêter. La bouche bâille comme l’entrée de la caverne des cavernes, et il poursuit sa marche, ne se déplaçant plus avec difficulté : glissant, plutôt, filant vers la bouche, se précipitant vers elle.

De plus en plus large, la caverne immense remplit le ciel. Un hurlement terrible en sort, assez fort pour secouer la terre. Un glissement de terrain commence ; les rochers tombent en avalanches grondantes, il n’y a pas d’endroit où se réfugier, excepté à l’intérieur de la bouche, cette bouche qui attend, cette bouche éternellement bée…

Teotas se précipite dans l’obscurité.

— Tout va bien, dit quelqu’un. Un rêve, ce n’est qu’un rêve ! Teotas… s’il te plaît, Teotas…

Il était baigné de sueur, frissonnant, une masse recroquevillée. Fiorinda le berçait dans ses bras, murmurant un flot sans fin de mots apaisants. Petit à petit, il se sentit sortir de ce cauchemar, bien que ses bribes, telles des nappes d’huile, clapotent toujours aux limites de son esprit.

— Ce n’était qu’un rêve, Teotas ! Pas la réalité !

Il acquiesça. Que pourrait-il dire, comment expliquer ?

— Oui. Ce n’était qu’un rêve.

10

— Cette fois, c’en est enfin terminé de tous ces agréables festivals et divertissements. Maintenant commence le vrai travail, n’est-ce pas, Dekkeret ? dit Prestimion.

Ces semaines de cérémonies officielles, qui marquaient la fin du règne précédent et le commencement d’un nouveau, l’avaient ramené vers des jours anciens. Il était déjà passé par tout cela, seulement à cette époque, c’était lui dont on avait célébré l’accession au trône. L’afflux de cadeaux de couronnement venus de toutes les parties du monde – avait-il d’ailleurs déballé plus qu’une fraction de ces myriades de boîtes et de caisses ? –, le rite du transfert de la couronne, le banquet du couronnement, les récits du Livre des Changements, les chants du Livre des Puissances, les verres de vin qui passaient et repassaient, les seigneurs du royaume rassemblés se levant pour faire le symbole de la constellation et criant le salut au nouveau Coronal…

— Prestimion ! avaient-ils crié. Lord Prestimion ! Vive lord Prestimion ! Longue vie à lord Prestimion !

Il y avait si longtemps ! Il lui semblait à cet instant que tout son règne de Coronal était passé en un clin d’œil, et il se retrouvait là, mystérieusement transformé en homme d’âge mûr, plus aussi enjoué et impulsif qu’il l’était autrefois, ni d’aussi bonne humeur, un peu grincheux parfois, en fait, il l’admettait, et voilà qu’ils avaient tout recommencé, les rituels immémoriaux exécutés à nouveau, mais cette fois, le nom qu’ils avaient crié était celui de Dekkeret, Dekkeret, lord Dekkeret, tandis que lui regardait sur le côté, souriant cédant de bonne grâce sa part de gloire au nouveau monarque.

Mais une partie de lui resterait toujours Coronal, il le savait.

Le jeune garçon qu’il avait été se tenait face à lui dans le miroir de sa mémoire comme une autre personne, ce jeune et agile Prestimion d’il y avait vingt ans : ce jeune homme à la résistance à toute épreuve, qui avait survécu à l’humiliation de l’usurpation de Korsibar et à l’épouvantable carnage de la guerre civile, et était malgré tout devenu Coronal. Comme il s’était battu pour cela ! Cela lui avait coûté un frère et une amante, et beaucoup de souffrances physiques en plus ; des nuits à camper sur des rives boueuses, des journées passées à traverser péniblement le désert le plus implacable de ce côté de Suvrael, des montures abattues sous lui sur le champ de bataille, des blessures dont il portait toujours les cicatrices. Dekkeret avait de la chance de s’être vu épargner tout cela, sans parler d’une répétition de ces épreuves. Son élévation au trône s’était passée normalement, dans les règles. C’était une façon bien plus simple de devenir roi.

Tout aurait dû être simple pour moi aussi, pensa Prestimion. Mais ce n’était pas le destin que me réservait le Divin.

Il se tenait avec Dekkeret, lord Dekkeret, dans la salle du trône de Confalume, eux deux seulement, au milieu des échos. Tandis qu’ils regardaient le parquet de brillant bois jaune de gurna allant jusqu’au trône, ce bloc massif d’opale noire veinée de rubis se dressant en haut de plusieurs marches sur un piédestal en acajou noir, Dekkeret déclara :

— Il va vous manquer, j’en suis sûr. Allez, Prestimion, montez-y une dernière fois si vous le voulez. Je n’en parlerai jamais.

Prestimion sourit.

— Je n’ai jamais aimé m’asseoir dessus, lorsque j’étais Coronal. Je me sentirais encore plus mal en m’y asseyant maintenant.

— Mais vous avez pris place sur ce trône assez souvent lorsque vous étiez roi, et vous y faisiez bonne figure, alors.

— C’était mon travail d’y faire bonne figure, Dekkeret. Mais maintenant, ce travail est le vôtre. Je n’ai plus rien à faire là-haut, pas même au nom des sentiments.

Il continua cependant à observer le gigantesque trône pendant un moment. Même à présent, il ne pouvait s’empêcher de trouver amusante la prétention de cette salle du trône au coût ahurissant, que Confalume avait avec une telle grandeur imposée au cœur du Château, et le trône lui-même qui en était le joyau. Mais en même temps, il l’honorait comme le symbole du pouvoir légitime qu’il représentait, et cela lui ramena à l’esprit le souvenir de Confalume lui-même, qui d’une certaine façon avait été un père pour lui, davantage que le sien propre.

— Vous savez, Dekkeret, dit-il enfin, nous devons prendre le trône tape-à-l’œil du vieil homme très au sérieux lorsque nous nous trouvons dessus. Nous avons besoin de croire en chaque fibre de notre être à sa majesté. Car la vérité est que nous sommes des comédiens, savez-vous, et ceci est notre scène. Et pendant le peu de temps où nous nous pavanons sur cette scène nous devons croire que la pièce est réelle et importante : car si nous-mêmes ne paraissons pas le croire, qui d’autre sera disposé à le faire ?