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— Oui. Oui, je le comprends bien, Prestimion.

— Mais maintenant, j’ai une autre scène à moi, et personne ne me verra m’agiter dessus… Sortons de cet endroit, voulez-vous ?

Prestimion accorda au gigantesque trône un dernier regard, presque attendri.

Ils passèrent de la salle du trône à la salle des jugements, une pièce de sa conception. C’était une splendeur également, dans une mesure qui n’avait rien de négligeable. Penserait-on, un jour, que le vieux lord Prestimion avait été un homme aussi enclin à l’ostentation et aux manifestations grandioses que son prédécesseur lord Confalume ? Eh bien, que l’on pense ainsi, alors. Ce n’était pas une question dont il avait à se soucier. L’histoire inventerait son propre Prestimion, comme elle avait inventé son propre Stiamot, son propre Arioc, son propre Guadeloom. C’était un processus dans lequel aucun homme ne pouvait interférer. Il était probablement déjà bien avancé sur le chemin de devenir une légende.

— Ces pièces, au-delà de ce point, je vais les supprimer et construire une chapelle pour le Coronal, je pense. J’ai l’impression qu’elle est nécessaire ici, dit Dekkeret.

— Bonne idée.

— Une chapelle à cet endroit, voulez-vous dire ?

— L’idée en général de construire des choses. Il me plaît que vous ayez déjà cela en tête. Si vous voulez une chapelle ici, construisez-en une. Apposez votre empreinte sur le Château, Dekkeret. Prenez-le en main. Façonnez-le selon votre volonté. Cet endroit est la somme de tous les rois qui y ont vécu. Nous n’aurons jamais terminé de le construire. Aussi longtemps que durera le monde, il y aura de nouvelles constructions ici.

— Oui. C’est ce que Majipoor attend de nous. Prestimion apprécia de faire cette dernière visite de ces pièces sacrées avec l’homme solide et déterminé qu’il avait désigné pour lui succéder. Dekkeret serait un superbe Coronal, de cela il était sûr. Il était nécessaire pour lui de savoir qu’il avait accordé au monde un tel successeur. Aussi grands qu’aient été ses propres hauts faits, l’Histoire ne lui aurait pas pardonné d’avoir donné à Majipoor une mauviette ou un idiot comme roi.

De grands Coronals avaient commis de telles erreurs par le passé. Mais Prestimion était certain que personne ne porterait jamais une telle accusation contre lui. Dekkeret se montrerait à la hauteur de toutes les espérances. Il serait un roi différent de son prédécesseur, oui, sérieux et honnête, là où Prestimion avait souvent compté sur la ruse et la manipulation. Et Dekkeret était un personnage grand et héroïque, qui inspirait le respect simplement en entrant dans une pièce, alors que Prestimion, créé par le Divin sur une échelle beaucoup plus petite, avait l’impression de devoir parvenir à la majesté uniquement grâce à sa personnalité.

Eh bien, ces différences permettraient aux gens de les distinguer plus facilement l’un de l’autre, dans les années à venir, en tout cas. « Du temps de Prestimion et Dekkeret », diraient-ils, revenant à cette époque comme s’il s’agissait d’un âge d’or, de la façon dont les gens parlaient parfois de l’époque de Thraym et Vildivar, Signor et Melikand, ou Agis et Klain. Mais ces rois n’existaient qu’en tant que paire de noms interchangeables, non comme des individus en tant que tels. Prestimion espérait un sort plus agréable. Il était si différent de Dekkeret que ceux qui vivraient dans les temps à venir verraient nécessairement en imagination l’image du vif et souple petit Prestimion, le maître archer, le grand planificateur, et la silhouette aux larges épaules et au grand corps de Dekkeret à côté de lui, et ils sauraient, à jamais, lequel était qui. Du moins Prestimion l’espérait-il.

— Pousserons-nous jusqu’au Parapet de Morvendil ? demanda-t-il en désignant d’un geste la porte du nord-ouest. J’ai souvent apprécié la vue que l’on y a la nuit.

— Et vous l’apprécierez encore, souvent, fit Dekkeret. Vous viendrez bien souvent ?

— Aussi souvent qu’il est approprié pour un Pontife de montrer son nez au Château, j’imagine. Mais ce n’est pas très souvent, n’est-ce pas ? Et vous ne voudrez pas de moi ici, de toute façon. Quels que puissent être vos sentiments aujourd’hui, vous ne voudrez pas me voir fureter en ces lieux, une fois que vous commencerez à croire que cet endroit est vraiment à vous.

Dekkeret eut un petit rire, mais ne répondit rien.

Ils traversèrent rapidement les couloirs dans l’obscurité. Des gardes distants les saluèrent. D’autres, de vagues silhouettes qui auraient pu être des princes du royaume, les observèrent de loin également, mais personne n’osa s’approcher : qui aurait interrompu une conférence privée entre le Pontife et le Coronal ? Un passage couvert portant une inscription du temps de lord Dulcinon les mena à la Cour de Gaznivin, qui comportait un balcon à son extrémité la plus basse qui donnait accès au Parapet de lord Morvendil.

Quelle sorte de souverain avait été lord Morvendil ou même à quelle époque il avait vécu étaient des questions auxquelles Prestimion n’avait pas de réponse, mais le parapet lui-même, une longue et étroite rambarde en pierre noire de Velathys, avait longtemps été l’un des refuges privés de Prestimion, loin des soucis de la couronne. À cet endroit, le Mont s’achevait en une pointe étroite, chutant sous le mur du Château en une pente raide qui offrait une vue spectaculaire sur plusieurs des Cités Hautes et une partie de l’anneau des Cités Intérieures, juste en dessous. L’obscurité tombait rapidement là-bas, et des îlots de lumières surgissaient sur le flanc de la montagne gigantesque. Il était toujours instructif de songer que cette petite tache de lumière, à gauche, était en réalité une cité de six millions d’habitants, et ce point de lumière, là, le foyer de sept millions de plus. Et celui-ci, en bas, confortablement appuyé contre le versant de la montagne et entouré d’un demi-cercle d’une noirceur d’encre, était le charmant Muldemar de Prestimion.

Des souvenirs remontaient en lui de sa jeunesse dans cette belle ville, son heureuse vie de famille ; la mère chaleureuse et aimante, le père noble et fort, si vite emporté par la mort, qui paraissait aussi royal que n’importe quel Coronal. Quelle chaleureuse communauté, quelle existence plaisante ! Il n’avait jamais connu un moment de tristesse ou de désespoir. Si le Château ne l’avait appelé, il serait à ce jour prince de Muldemar, affairé et satisfait au milieu des grappes et des caves à vin.

Mais il lui avait semblé normal et naturel de quitter le sein de sa famille et ses responsabilités princières envers la cité de sa naissance pour le service de l’humanité. Ainsi le désir lui était venu d’être Coronal et d’entourer Majipoor dans une chaleureuse étreinte familiale, lui le centre des rêves de chacun, lui le guide bienveillant, lui le père du monde.

Était-ce ainsi qu’il l’avait vu à l’époque, ou était-ce simplement la soif de pouvoir qui l’avait poussé vers le trône ? Il ne pouvait le dire. Il y avait eu, bien entendu, une partie de désir de maîtrise dans son ascension dans la hiérarchie du Château. Mais cela avait été loin d’être sa raison principale, il en était certain, très loin. Prestimion avait appris cela pendant la guerre contre Korsibar.

Il s’était alors battu pour le trône, oui, battu désespérément, mais pas tant parce qu’il le voulait simplement, comme Korsibar, mais parce qu’il était convaincu de le mériter, d’y être indispensable, qu’il était le seul et unique homme essentiel de son ère. Nul doute que de nombreux tyrans redoutables et de monstrueux renégats n’aient eu exactement les mêmes sentiments que lui, au cours de la longue histoire de l’humanité, en remontant jusqu’aux temps oubliés de la Vieille Terre. Eh bien, qu’il en soit ainsi ! Prestimion avait foi en son propre entendement de ses motivations personnelles. Et Majipoor, également, il le savait. Il était aimé de tous, et c’était la confirmation de tout. Il avait servi avec compétence en tant que Coronal, il servirait de même, à présent qu’il était Pontife.