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Ils avaient donc trouvé ce qu’ils étaient venus chercher. Mais il y avait désormais des divergences quant à leur prochaine action.

Criscantoi Vaz insistait pour qu’ils retournent faire part de leur découverte au comte Mandralisca, et laissent à celui-ci le soin d’élaborer une stratégie. Mais certains hommes, tout particulièrement Agavir Toymin de Pidruid, dans l’ouest de Zimroel, se prononçaient bruyamment pour une attaque immédiate. Le donjon du rebelle devait être détruit : eh bien, c’est ce qu’ils devraient entreprendre, sans délai. Pourquoi laisser quelqu’un d’autre en tirer gloire ? Assurément les Cinq Lords récompenseraient généreusement ceux qui les débarrasseraient de cet ennemi. Il était absurde de ne pas aller de l’avant maintenant, alors que le quartier général de l’ennemi se trouvait à leur portée.

Thastain appartenait à cette faction. La chose à faire, pensait-il, était de descendre ce coteau, en rampant avec autant de précautions que l’helgibor aux crocs acérés, et de s’atteler à la tâche de déclencher l’incendie sans autre hésitation.

— Non, dit Criscantoi Vaz. Nous ne sommes qu’une troupe de reconnaissance. Nous n’avons pas autorité pour attaquer. Thastain, cours au camp rapporter ce que nous avons découvert au comte.

— Reste où tu es, mon garçon, fit Agavir Toymin, un grand gaillard connu pour la façon flagrante dont il cherchait la faveur des lords Gaviral et Gavinius. Qui t’a confié le commandement de cette mission, d’ailleurs ? Je ne me souviens pas d’avoir entendu quiconque te nommer chef, ajouta-t-il à l’adresse de Criscantoi Vaz.

Son ton se fit brusque et s’échauffa.

— Toi non plus, pour autant que je sache… Va. Thastain. Il faut avertir le comte.

— Nous l’avertirons que nous avons trouvé le donjon et l’avons détruit, corrigea Agavir Toymin. Que fera-t-il, il nous fouettera pour avoir accompli ce pour quoi nous sommes venus ? Il y a cinq kilomètres d’ici au camp du comte. Le temps que le garçon y retourne, le vent aura porté notre odeur aux Changeformes en bas, et le coteau sera couvert de défenseurs entre nous et le donjon, attendant que nous descendions. Non, ce que nous devons faire, c’est remplir notre tâche et en finir.

— Je te dis que nous ne sommes en aucun cas autorisés…, commença Criscantoi Vaz, d’un ton enflammé lui aussi, une lueur de colère glaciale s’allumant dans ses yeux.

— Et moi je te dis, Criscantoi Vaz…, fit Agavir Toymin, appuyant son index contre le sternum de Criscantoi Vaz et lui donnant un coup sec.

Les yeux de Criscantoi Vaz flamboyèrent. Il écarta ce doigt d’une tape.

C’est tout ce qu’il fallut, un geste brusque suivi d’un autre, pour déclencher une flambée de rage entre eux.

— Avec incrédulité, Thastain vit leurs visages s’assombrir et se tordre alors que tout bon sens les abandonnait l’un comme l’autre, et ils se jetèrent l’un sur l’autre comme des déments, en grondant, poussant, tirant et lançant de violents coups de poing. D’autres se joignirent rapidement à la bagarre. En quelques secondes, une folle mêlée était en cours, à laquelle participaient huit ou neuf hommes, frappant à l’aveuglette, grognant, jurant et beuglant.

Ahurissant, pensait Thastain. Ahurissant ! Un comportement ridicule au sein d’une patrouille de reconnaissance. Ils auraient aussi bien pu hisser la bannière aux cinq lunes rouge sang sur fond cramoisi pâle du clan Sambailid au sommet de l’escarpement, et annoncer à grand renfort de trompettes à ceux du donjon, là-bas, que des troupes ennemies campaient au-dessus d’eux, avec l’intention de les attaquer.

Et dire que le calme et judicieux Criscantoi Vaz, un homme tellement sage et responsable, se laissait aller à une idiotie pareille… !

Thastain ne voulait pas être mêlé à cette querelle absurde et s’éloigna rapidement. Mais alors qu’il contournait l’extrémité opposée du petit groupe d’hommes luttant, il se retrouva soudain face à face avec Sudvik Gorn, qui s’était lui aussi tenu à l’écart de la rixe. Le Skandar se dressait de façon menaçante devant lui, comme une masse montagneuse de grossière fourrure auburn. Ses yeux flamboyaient de vindicte. Ses quatre énormes mains se serraient et se desserraient comme si elles étaient déjà autour de la gorge de Thastain.

— Et maintenant, mon garçon…

Thastain regarda frénétiquement autour de lui. Derrière, il y avait la brusque descente du coteau, avec le camp d’ennemis armés à son pied. Devant, le Skandar furieux et impitoyable, déterminé à laisser libre cours à sa bile. Il était piégé.

La main de Thastain se porta sur le pommeau du couteau de chasse à sa taille.

— Ne t’approche pas de moi !

Mais il se demandait quel coup pourrait pénétrer les parois de muscles épais sous la rude peau du Skandar, s’il en aurait la force, et ce que le Skandar arriverait à lui faire avant qu’il ne puisse le frapper. Le petit couteau de chasse, jugea Thastain, n’aurait pas la moindre utilité face à l’énorme masse de cet homme gigantesque.

La situation semblait totalement désespérée. Et Criscantoi Vaz, quelque part au milieu de la meute d’enragés déchaînés, ne pourrait rien faire pour l’aider cette fois-ci.

Sudvik Gorn s’avança vers lui, grondant comme un mollitor approchant de sa proie. Thastain murmura une prière à la Dame.

Et alors, pour la seconde fois en dix minutes, le secours survint inopinément.

— Que voyons-nous là ? fit une voix tranquille et terrifiante, une voix maîtrisée, implacable, qui semblait surgir de nulle part, comme un ressort qui se détend dans une machine dissimulée. Une bagarre, n’est-ce pas ? Entre vous ? Avez-vous perdu l’esprit ?

Cette voix avait le tranchant de l’acier. Elle coupait tout comme un rasoir.

— Le comte, gémirent avec angoisse une demi-douzaine de voix en même temps, et les combats cessèrent instantanément.

Mandralisca n’avait pas laissé entendre qu’il comptait les suivre à cet endroit. Pour autant qu’on sache, il avait prévu de rester en arrière dans sa tente pendant qu’ils partiraient à la recherche du bastion du seigneur Vorthinar. Mais il était là, malgré tout, avec Jacomin Halefice, son petit aide de camp aux jambes arquées, et une garde d’une demi-douzaine de spadassins. Les hommes de la patrouille de reconnaissance, surpris comme des enfants errants barbouillés de confiture, restaient figés, regardant avec horreur le redoutable et sinistre conseiller privé des Cinq Lords.

Le comte était un homme maigre, grand et élancé, la cinquantaine indéterminée, dont chaque mouvement avait une grâce étonnante, comme s’il dansait. Mais aucun danseur n’avait jamais eu visage si effrayant. Ses lèvres étaient minces et dures, ses yeux avaient un éclat froid, ses pommettes saillaient comme des lames affûtées. Une fine cicatrice verticale blanche divisait l’une d’elles en deux, souvenir d’un vieux duel. Comme à son habitude, il portait un vêtement ajusté, d’une seule pièce, en cuir noir souple et bien huilé qui lui donnait l’apparence luisante et sinueuse d’un serpent. Rien ne brisait son aspect lisse, à l’exception du symbole doré de son haut rang qui pendait sur sa poitrine, le paraclet à cinq côtés qui représentait le pouvoir de vie et de mort qu’il détenait sur les millions de gens que les Cinq Lords de Zimroel considéraient, illicitement, comme leurs sujets.

Drapé dans un silence terrifiant, Mandralisca avançait à présent parmi eux, passant posément d’un homme à l’autre, fixant longuement chacun dans les yeux, de ce regard de basilic sous lequel il était impossible de ne pas broncher. Thastain sentait ses boyaux se nouer tandis qu’il attendait que son tour arrive.