Il n’avait jamais craint rien ni personne autant qu’il craignait le comte Mandralisca. Il semblait toujours y avoir une froide aura crépitante autour de cet homme, un miroitement bleu glacé. Sa seule vue au bout d’un long couloir inspirait une crainte révérencielle. Les genoux de Thastain s’étaient dérobés sous lui, lorsque Criscantoi Vaz lui avait dit, après l’avoir désigné pour cette mission, qu’elle ne serait dirigée par nul autre que le terrible conseiller privé en personne.
Il était bien entendu inconcevable de décliner une telle mission, du moins s’il voulait s’élever à un poste à responsabilité au service des Cinq Lords. Mais, durant tout le trajet du domaine des Sambailid à cette région de forêts et de prairies sous l’emprise des rebelles, il avait essayé de se faire assez petit pour être invisible chaque fois que le regard du comte s’était tourné dans sa direction. Et là, là… être contraint de le regarder dans les yeux…
Ce fut angoissant, mais ce fut vite terminé. Le comte Mandralisca marqua une pause devant Thastain, l’étudia de la façon dont on pourrait observer un petit insecte sans intérêt particulier qui traverse la table devant soi, et passa au suivant. Thastain s’affaissa de soulagement.
— Alors, dit Mandralisca en s’arrêtant devant Criscantoi Vaz. Un peu de chahut, c’est ça ? Juste pour s’amuser ? Je n’aurais pas cru cela de toi, Criscantoi Vaz.
Criscantoi Vaz ne répondit rien. Il ne broncha pas sous le regard de Mandralisca. Il resta droit et raide, ressemblant davantage à une statue qu’à un homme.
Un brusque reflet semblable à un éclair flamba dans les yeux du comte, et la cravache que Mandralisca avait toujours à la main cingla à une vitesse aveuglante, d’un revers méprisant. Une ligne rouge feu apparut sur la joue de Criscantoi Vaz.
Thastain, qui observait, recula sous le coup, comme s’il avait lui-même été frappé. Criscantoi Vaz était un homme à l’esprit solide, de belle allure, d’une grande sagacité et d’une force tranquille considérable. Thastain le considérait quasiment comme un père. Le voir fouetté de la sorte, devant tout le monde…
Mais Criscantoi Vaz n’eut presque aucune réaction à l’exception d’un rapide clignement d’œil et un bref tressaillement lorsque la cravache le cingla. Il resta bien droit, sans bouger, sans même porter la main à sa joue blessée. On eût dit qu’il était complètement paralysé par la honte d’avoir été surpris par le comte dans une échauffourée aussi stupide. Mandralisca reprit son chemin. Il arriva à Agavir Toymin et le fouetta lui aussi rapidement de sa cravache, pratiquement sans prendre le temps d’y penser, puis ayant atteint le bout de la rangée où se tenait Stravin de Til-omon, le frappa de même. Il avait marqué les trois hommes les plus âgés, les chefs, ceux qui auraient dû avoir assez de bon sens pour ne pas se battre. Pour les autres, la leçon était suffisante ; il n’y avait pas véritablement besoin de les frapper.
C’était fait. La punition avait été infligée. Mandralisca recula et les regarda tous avec un mépris non dissimulé.
Thastain essaya une fois de plus de se rendre invisible. L’intensité du regard de glace de Mandralisca était effroyable.
— Quelqu’un va-t-il me dire ce qui s’est passé, maintenant ?
Le regard du comte se posa une fois de plus sur Thastain. Celui-ci frémit, mais il n’y avait pas d’autre possibilité que de croiser ces yeux effroyables.
— Toi, mon garçon. Parle !
— Nous avons trouvé le donjon de l’ennemi, Votre Grâce. Il se trouve dans la vallée juste en dessous de nous, parvint à murmurer à demi Thastain, d’une voix rauque et avec beaucoup d’effort.
— Continue. La bagarre…
— Il y a eu une dispute pour savoir s’il fallait immédiatement descendre et l’incendier, ou retourner au camp prendre nos ordres.
— Ah ! Une dispute. Une dispute.
Un air qui aurait pu sembler amusé passa dans les yeux froids de Mandralisca.
— Aux poings.
Son visage s’assombrit de nouveau. Il cracha.
— Alors dans ce cas, voici les ordres que vous sollicitez. Descendez là-bas immédiatement et jetez-y une torche, ce pour quoi nous sommes venus ici.
— C’est gardé par des Changeformes, Votre Grâce, ajouta Thastain, s’étonnant lui-même d’oser parler sans y avoir été invité. Mais c’était ainsi : ses paroles étaient suspendues dans l’air devant lui comme des bouffées d’une étrange fumée noire.
Le comte le regarda longuement.
— En ce moment ? Il est gardé par des Changeformes. Quelle surprise !
Mandralisca n’avait cependant pas l’air surpris. Son ton ne reflétait aucune impression.
— Eh bien, ils brûleront avec les autres ! Toi, je te confie le commandement. Prends trois hommes avec toi. Les ennemis des Cinq Lords doivent périr, continua-t-il en se tournant vers Criscantoi Vaz.
Criscantoi Vaz salua avec élégance. Il semblait presque reconnaissant. On eût dit que le coup en travers du visage n’avait jamais été porté.
Il parcourut du regard le groupe d’hommes qui attendaient.
— Agavir Toymin, appela-t-il.
Celui-ci, l’air satisfait, acquiesça d’un signe de tête et porta deux doigts à son front.
— Gambrund, dit ensuite Mandralisca. Puis après une brève interruption : Thastain.
Thastain ne s’y attendait pas. Désigné pour la mission ! Lui ! Il ressentit une grande euphorie. Les battements dans sa poitrine étaient presque douloureux, et il appuya sa main contre son sternum pour les calmer. Cependant, il fallait qu’il soit choisi, bien sûr, comprit-il après un moment. Il était le plus rapide, le plus agile. C’est lui qui irait en courant lancer les brandons.
Les quatre hommes descendirent en formation triangulaire, Thastain au sommet. Gambrund, juste derrière lui, portait la brassée de tisons, flanqué de Criscantoi Vaz et d’Agavir Toymin, armés d’un arc au cas où les sentinelles les verraient.
Thastain gardait la tête baissée et avançait avec beaucoup de précautions, songeant à l’helgibor qu’il avait vu et aux autres prédateurs aplatis dans la prairie qui pourraient être tapis dans ces pousses denses. L’éclat brillant comme du verre de l’herbe fauve n’était pas seulement une illusion d’optique, réalisait-il à présent, les brins ne se contentaient pas de ressembler à du verre, ils en avaient les caractéristiques, la rigidité et les bords coupants, difficiles à traverser, faisant un bruissement sec lorsqu’il les écartait. Une fois écrasés, ils formaient une surface glissante lorsqu’on marchait dessus. Chacun de ses pas était crispé : il n’aurait été que trop facile, alors qu’il glissait et dérapait, de perdre l’équilibre et d’arriver la tête la première dans le camp ennemi.
Mais il négocia la pente sans incident, et s’arrêta lorsqu’il estima être à portée de jet. Quelques instants plus tard, les trois autres le rejoignirent. Thastain indiqua du doigt le donjon. Il n’y avait aucune sentinelle en vue.
Criscantoi Vaz indiqua par des gestes rapides et pressants ce qu’il voulait faire. Gambrund tendit un brandon, Agavir Toymin sortit un petit lanceur d’énergie et l’alluma dans une vive explosion de chaleur. Thastain le lui prit, fit en courant une demi-douzaine de pas et le lança vers le donjon, en faisant presque un tour complet sur lui-même pour lui donner plus de vitesse au moment où il le lâchait.
Le tison enflammé décrivit une haute courbe et atterrit sur un lit d’herbe sèche à moins d’un mètre cinquante du donjon. On entendit le bruit crépitant d’un embrasement immédiat.