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Brûlez ! pensa Thastain en jubilant. Brûlez ! Brûlez ! Qu’ainsi périssent tous les ennemis des Cinq Lords !

Criscantoi Vaz fit suivre le brandon de Thastain par un deuxième, un instant plus tard, le lançant avec moins d’élégance dans la forme mais avec une plus grande force : il monta admirablement en flèche dans les airs et atterrit directement sur le toit de chaume. Une spirale de feu rosâtre commença à s’élever. Thastain, jetant le tison suivant avec plus d’énergie, atteignit le groupe d’arbustes aux troncs noirs et aux feuilles vernissées le plus proche du mur du bâtiment : le feu couva un instant puis éclata en langues vives.

Les occupants du donjon étaient à présent conscients que quelque chose se passait.

— Vite ! cria Criscantoi Vaz. Il leur restait encore deux brandons. Thastain en saisit un à deux mains dès qu’Agavir Toymin l’eut allumé, courut un peu, tourna sur lui-même et le lança : cette fois-ci, lui aussi atteignit le toit. Criscantoi Vaz plaça le dernier sur un carré d’herbe sèche devant la porte, au moment où trois ou quatre hommes commençaient à en sortir. Plusieurs d’entre eux entreprirent désespérément de piétiner les flammes ; les autres, criant frénétiquement, essayèrent de remonter la pente vers les attaquants. Mais la montée depuis la vallée était quasiment à la verticale et ils n’avaient pas pris d’armes. Au bout d’une douzaine de mètres, ils abandonnèrent et retournèrent vers le donjon, qui était englouti par le feu à une vitesse stupéfiante. Comme des fous, ils rentrèrent en courant, alors que l’entrée était déjà entièrement en flammes. Le mur de façade s’écroula sur eux. Ils allaient tous rôtir comme des blaves à la broche, à l’intérieur, les rebelles et leurs Changeformes apprivoisés avec eux. Bien. Bien.

— Nous avons réussi ! cria Thastain, réjoui par cette vision. Ils brûlent tous !

— Viens, mon garçon, dit Criscantoi Vaz. Ne reste pas là.

Il se planta solidement sur ses pieds et couvrit la retraite des trois autres de son arc tendu. Mais personne n’émergea du bâtiment en feu. Lorsque Thastain atteignit l’abri de la crête, le donjon du rebelle et une grande partie de la prairie alentour étaient en flammes, et une colonne de fumée noire s’élevait dans le ciel. Le brasier s’étendait avec une rapidité impressionnante. La vallée entière allait être détruite : il n’y aurait aucun survivant là-bas.

Eh bien, c’est ce qu’ils étaient venus accomplir. Le seigneur Vorthinar, comme tant d’autres petits seigneurs locaux à travers le vaste continent de Zimroel, avait bravé les décrets de cinq frères Sambailid qui revendiquaient l’autorité suprême sur cette terre ; par conséquent, le seigneur Vorthinar devait périr. Il était écrit que ce continent serait le territoire des Sambailid, il l’avait été pendant des générations jusqu’au renversement du Procurateur par lord Prestimion ; désormais, il était à nouveau aux Sambailid. Et cette ère devrait rester ainsi pour l’éternité. Thastain, né sous le règne Sambailid, n’avait aucun doute à ce sujet. Autoriser toute autre situation serait la porte ouverte au chaos.

Le comte Mandralisca sembla grandement satisfait du travail qu’ils avaient accompli en bas. Il y eut quelque chose de presque bienveillant dans le sourire fugitif et froid avec lequel il les accueillit sur la crête, dans sa brève poignée de main de félicitations.

Ils restèrent un long moment au bord de l’à-pic contemplant avec joie le donjon du rebelle en train de brûler. Le feu se propageait toujours plus loin, dévorant la vallée sèche d’un bout à l’autre. Même une fois de retour au camp, à des kilomètres de là, ils sentaient encore l’odeur âcre et piquante de la fumée, et des cendres noires voletaient parfois dans leur direction, poussées par le vent vers le sud.

Cette nuit-là, ils ouvrirent nombre de bonbonnes du vin rouge, rude et bon, des territoires de l’ouest. Plus tard, dans l’obscurité, se sentant plus éméché qu’il ne l’avait jamais été, bien qu’il eût pris soin d’arrêter de boire avant la plupart des autres, Thastain se rendit en trébuchant au fossé où ils se soulageaient, et y découvrit le comte Mandralisca avec son aide de camp, le petit et trapu Jacomin Halefice. Ainsi donc, même le comte Mandralisca devait uriner, comme les simples mortels ! Thastain voyait là quelque chose de plaisamment incongru.

Il n’osa s’approcher. Alors qu’il restait dans l’ombre, il entendit Mandralisca déclarer avec une tranquille satisfaction :

— Ils mourront tous de la façon dont le seigneur Vorthinar est mort aujourd’hui, hein, Jacomin ? Et un jour, il n’y aura plus d’autre lord que les Cinq Lords.

— Pas même lord Prestimion ? demanda l’aide de camp. Ni lord Dekkeret qui doit lui succéder ?

Thastain vit Mandralisca se retourner pour faire face à l’homme plus petit. Il ne pouvait voir l’expression du visage du comte, mais il la devinait glaciale, au ton de Mandralisca lorsque celui-ci rétorqua :

— Tu as toi-même répondu à ta question, Jacomin.

5

Endormi dans le lit de la pension royale de la Cité Tutélaire de Fa, Prestimion rêvait qu’il était de retour dans l’immense et incroyable rassemblement de bâtiments pullulant au sommet du Mont du Château, connu sous le nom de Château de lord Prestimion. Il errait comme un spectre dans des couloirs poussiéreux qu’il n’avait jamais vus auparavant. Il suivait des chemins inconnus qui le conduisaient dans des parties du Château dont il ignorait jusqu’à l’existence.

Un petit fantôme avançait devant lui, une petite silhouette flottant haut devant lui, l’entraînant toujours plus loin dans les entrailles du labyrinthe qu’était le Château.

— Par ici, monseigneur. Par ici ! Suivez-moi !

Le minuscule revenant avait la forme d’un Vroon, l’un des nombreux peuples non humains qui résidaient sur Majipoor, pratiquement depuis les premiers jours de l’occupation de la planète géante par les humains. Ils étaient de la taille d’une poupée, légers comme le vent, avec une myriade de tentacules caoutchouteux et de grands yeux ronds et dorés de chaque côté d’un bec jaune crochu et acéré. Les Vroons avaient le don de seconde vue, lisaient facilement dans les esprits, et déterminaient infailliblement la bonne route à suivre dans une région totalement inconnue. Mais ils ne flottaient pas à trois mètres au-dessus du sol, comme celui-ci. La partie de l’esprit endormi de Prestimion qui restait indépendante, observant l’évolution de ses propres rêves, sut à ce seul détail qu’il était en train de rêver.

Et il sut également, sans y trouver aucun plaisir qu’il s’agissait d’un rêve qu’il avait déjà fait à maintes reprises par le passé, sous une variante ou une autre.

Il pouvait presque reconnaître les secteurs du Château à travers lesquels le Vroon le conduisait. Ces piliers en ruine, en grès rouge effrité, auraient pu faire partie du Bastion de Balas, où des chemins menaient à l’aile septentrionale peu utilisée. Ce pont étroit était peut-être la Passerelle de lady Thiin, auquel cas ce rempart en spirale revêtu de brique verte devrait mener à la Tour des Trompettes et à la façade extérieure du Château.

Mais qu’était ce long ensemble impressionnant de basses masures de pierre aux tuiles noires ? Prestimion ne pouvait leur donner un nom. Et cette tour isolée, circulaire et sans fenêtres, dont les murs d’un blanc approximatif étaient incrustés de rangées de silex bleus taillés, côté tranchant à l’extérieur ? Ce désert en forme de losange de plaques grises à l’intérieur d’une palissade de pointes de marbre rose ? Ce hall voûté sans fin, qui disparaissait dans un lointain infini, éclairé par des candélabres géants de la taille d’un tronc d’arbre ? Ces endroits ne pouvaient être des parties réelles du Château. Le Château était si gigantesque qu’il faudrait une éternité pour le voir en entier, et même Prestimion, qui y vivait depuis qu’il était jeune, savait qu’il devait y avoir de nombreuses zones dans lesquelles il n’avait jamais eu l’occasion d’entrer. Mais ces endroits où son moi endormi vagabondait en ce moment n’avaient certainement aucune existence dans le monde réel. Il devait s’agir d’inventions oniriques et rien de plus.