Théophile Gautier
Le Roman De La Momie
Parution en feuilleton dans le Moniteur universel
en 1857; puis édition en volume
chez Hachette en 1858
Dédicace à M. ERNEST FEYDEAU
Je vous dédie ce livre, qui vous revient de droit; en m’ouvrant votre érudition et votre bibliothèque, vous m’avez fait croire que j’étais savant et que je connaissais assez l’antique Égypte pour la décrire; sur vos pas je me suis promené dans les temples, dans les palais, dans les hypogées, dans la cité vivante et dans la cité morte; vous avez soulevé devant moi le voile de la mystérieuse Isis et ressuscité une gigantesque civilisation disparue. L’histoire est de vous, le roman est de moi; je n’ai eu qu’à réunir par mon style, comme par un ciment de mosaïque, les pierres précieuses que vous m’apportiez.
Th. G.
PROLOGUE
«J’ai un pressentiment que nous trouverons dans la vallée de Biban-el-Molouk une tombe inviolée, disait à un jeune Anglais de haute mine un personnage beaucoup plus humble, en essuyant d’un gros mouchoir à carreaux bleus son front chauve où perlaient des gouttes de sueur, comme s’il eût été modelé en argile poreuse et rempli d’eau ainsi qu’une gargoulette de Thèbes.
– Qu’Osiris vous entende, répondit au docteur allemand le jeune lord: c’est une invocation qu’on peut se permettre en face de l’ancienne Diospolis magna; mais bien des fois déjà nous avons été déçus; les chercheurs de trésors nous ont toujours devancés.
– Une tombe que n’auront fouillée ni les rois pasteurs, ni les Mèdes de Cambyse, ni les Grecs, ni les Romains, ni les Arabes, et qui nous livre ses richesses intactes et son mystère vierge, continua le savant en sueur avec un enthousiasme qui faisait pétiller ses prunelles derrière les verres de ses lunettes bleues.
– Et sur laquelle vous publierez une dissertation des plus érudites, qui vous placera dans la science à côté des Champollion, des Rosellini, des Wilkinson, des Lepsius et des Belzoni, dit le jeune lord.
– Je vous la dédierai, milord, je vous la dédierai: car sans vous qui m’avez traité avec une munificence royale, je n’aurais pu corroborer mon système par la vue des monuments, et je serais mort dans ma petite ville d’Allemagne sans avoir contemplé les merveilles de cette terre antique», répondit le savant d’un ton ému.
Cette conversation avait lieu non loin du Nil, à l’entrée de la vallée de Biban-el-Molouk, entre le Lord Evandale, monté sur un cheval arabe, et le docteur Rumphius, plus modestement juché sur un âne dont un fellah bâtonnait la maigre croupe; la cange qui avait amené les deux voyageurs, et qui pendant leur séjour devait leur servir de logement, était amarrée de l’autre côté du Nil, devant le village de Louqsor, ses avirons parés, ses grandes voiles triangulaires roulées et liées aux vergues. Après avoir consacré quelques jours à la visite et à l’étude des stupéfiantes ruines de Thèbes, débris gigantesques d’un monde démesuré, ils avaient passé le fleuve sur un sandal (embarcation légère du pays), et se dirigeaient vers l’aride chaîne qui renferme dans son sein, au fond de mystérieux hypogées, les anciens habitants des palais de l’autre rive. Quelques hommes de l’équipage accompagnaient à distance Lord Evandale et le docteur Rumphius, tandis que les autres, étendus sur le pont à l’ombre de la cabine, fumaient paisiblement leur pipe tout en gardant l’embarcation.
Lord Evandale était un de ces jeunes Anglais irréprochables de tout point, comme en livre à la civilisation la haute vie britannique: il portait partout avec lui la sécurité dédaigneuse que donnent une grande fortune héréditaire, un nom historique inscrit sur le livre du Peerage and Baronetage, cette seconde Bible de l’Angleterre, et une beauté dont on ne pouvait rien dire, sinon qu’elle était trop parfaite pour un homme. En effet, sa tête pure, mais froide, semblait une copie en cire de la tête du Méléagre ou de l’Antinoüs. Le rose de ses lèvres et de ses joues avait l’air d’être produit par du carmin et du fard, et ses cheveux d’un blond foncé frisaient naturellement, avec toute la correction qu’un coiffeur émérite ou un habile valet de chambre eussent pu leur imposer. Cependant le regard ferme de ses prunelles d’un bleu d’acier et le léger mouvement de sneer qui faisait proéminer sa lèvre inférieure corrigeaient ce que cet ensemble aurait eu de trop efféminé.
Membre du club des Yachts, le jeune lord se permettait de temps à autre le caprice d’une excursion sur son léger bâtiment appelé Puck, construit en bois de teck, aménagé comme un boudoir et conduit par un équipage peu nombreux, mais composé de marins choisis. L’année précédente il avait visité l’Islande; cette année il visitait l’Égypte, et son yacht l’attendait dans la rade d’Alexandrie; il avait emmené avec lui un savant, un médecin, un naturaliste, un dessinateur et un photographe, pour que sa promenade ne fût pas inutile; lui-même était fort instruit, et ses succès du monde n’avaient pas fait oublier ses triomphes à l’université de Cambridge. Il était habillé avec cette rectitude et cette propreté méticuleuse caractéristique des Anglais qui arpentent les sables du désert dans la même tenue qu’ils auraient en se promenant sur la jetée de Ramsgate ou sur les larges trottoirs du West-End. Un paletot, un gilet et un pantalon de coutil blanc, destiné à répercuter les rayons solaires, composaient son costume, que complétaient une étroite cravate bleue à pois blancs, et un chapeau de Panama d’une extrême finesse garni d’un voile de gaze.
Rumphius, l’égyptologue, conservait, même sous ce brûlant climat, l’habit noir traditionnel du savant avec ses pans flasques, son collet recroquevillé, ses boutons éraillés, dont quelques-uns s’étaient échappés de leur capsule de soie. Son pantalon noir luisait par places et laissait voir la trame; près du genou droit, l’observateur attentif eût remarqué sur le fond grisâtre de l’étoffe un travail régulier de hachures d’un ton plus vigoureux, qui témoignait chez le savant de l’habitude d’essuyer sa plume trop chargée d’encre sur cette partie de son vêtement. Sa cravate de mousseline roulée en corde flottait lâchement autour de son col, remarquable par la forte saillie de ce cartilage appelé par les bonnes femmes la pomme d’Adam. S’il était vêtu avec une négligence scientifique, en revanche Rumphius n’était pas beau: quelques cheveux roussâtres, mélangés de fils gris, se massaient derrière ses oreilles écartées et se rebellaient contre le collet beaucoup trop haut de son habit; son crâne, entièrement dénudé, brillait comme un os et surplombait un nez d’une prodigieuse longueur, spongieux et bulbeux du bout, configuration qui, jointe aux disques bleuâtres formés par les lunettes à la place des yeux, lui donnait une vague apparence d’ibis, encore augmentée par l’enfoncement des épaules: aspect tout à fait convenable d’ailleurs et presque providentiel pour un déchiffreur d’inscriptions et de cartouches hiéroglyphiques. On eût dit un dieu ibiocéphale, comme on en voit sur les fresques funèbres, confiné dans un corps de savant par suite de quelque transmigration.
Le lord et le docteur cheminaient vers les rochers à pic qui enserrent la funèbre vallée de Biban-el-Molouk, la nécropole royale de l’ancienne Thèbes, tenant la conversation dont nous avons rapporté quelques phrases, lorsque, sortant comme un troglodyte de la gueule noire d’un sépulcre vide, habitation ordinaire des fellahs, un nouveau personnage, vêtu d’une façon assez théâtrale, fit brusquement son entrée en scène, se posa devant les voyageurs et les salua de ce gracieux salut des Orientaux, à la fois humble, caressant et digne.