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La suivante crut qu’elle avait touché juste et continua:

«En ce cas, maîtresse, ton chagrin va cesser, ce matin un coureur haletant est arrivé, annonçant la rentrée triomphale du roi avant le coucher du soleil. N’entends-tu pas déjà mille rumeurs bourdonner confusément dans la cité qui sort de sa torpeur méridienne? Écoute! les roues des chars résonnent sur les dalles des rues; et déjà le peuple se porte en masses compactes vers la rive du fleuve pour le traverser et se rendre au champ de manœuvre. Secoue ta langueur, et toi aussi viens voir ce spectacle admirable. Quand on est triste, il faut se mêler à la foule. La solitude nourrit les pensées sombres. Du haut de son char de guerre, Ahmosis te décochera un gracieux sourire, et tu rentreras plus gaie à ton palais.

– Ahmosis m’aime, répondit Tahoser, mais je ne l’aime pas.

– Propos de jeune vierge», répliqua Nofré, à qui le beau chef militaire plaisait fort et qui croyait jouée la nonchalance dédaigneuse de Tahoser. En effet, Ahmosis était charmant:

son profil ressemblait aux images des dieux taillées par les plus habiles sculpteurs; ses traits fiers, réguliers égalaient en beauté ceux d’une femme; son nez légèrement aquilin, ses yeux d’un noir brillant, agrandis d’antimoine, ses joues aux contours polis, d’un grain aussi doux que celui de l’albâtre oriental, ses lèvres bien modelées, l’élégance de sa haute taille, son buste aux épaules larges, aux hanches étroites, ses bras vigoureux, où cependant nul muscle ne faisait saillir son relief grossier, avaient tout ce qu’il faut pour séduire les plus difficiles; mais Tahoser ne l’aimait pas, quoi qu’en pensât Nofré.

Une autre idée qu’elle n’exprima pas, car elle ne croyait pas Nofré capable de la comprendre, détermina la jeune fille: elle secoua sa nonchalance, quitta son fauteuil avec une vivacité qu’on n’aurait pas attendue d’elle, à l’attitude brisée qu’elle avait gardée pendant les chœurs et les danses.

Nofré, agenouillée à ses pieds, lui chaussa des espèces de patins au bec recourbé, jeta de la poudre odorante sur ses cheveux, tira d’une boîte quelques bracelets en forme de serpent, quelques bagues ayant pour chaton le scarabée sacré; lui mit aux joues un peu de fard vert, que le contact de la peau fit immédiatement rosir; polit ses ongles avec un cosmétique, rajusta les plis un peu froissés de sa calasiris, en suivante zélée, qui veut faire paraître sa maîtresse dans tous ses avantages; puis elle appela deux ou trois serviteurs, et leur dit de faire préparer la barque et passer de l’autre côté du fleuve le chariot et son attelage.

Le palais, ou, si ce titre semble trop pompeux, la maison de Tahoser s’élevait tout près du Nil, dont elle n’était séparée que par des jardins. La fille de Pétamounoph, la main posée sur l’épaule de Nofré, précédée de ses serviteurs, suivit jusqu’à la porte d’eau la tonnelle, dont les pampres, tamisant le soleil, bigarraient d’ombre et de clair sa charmante figure.

Elle arriva bientôt sur un large quai de briques, où fourmillait une foule immense, attendant le départ ou le retour des embarcations.

Oph, la colossale cité, ne renfermait plus dans son sein que les malades, les infirmes, les vieillards incapables de se mouvoir, et les esclaves chargés de garder les maisons: par les rues, par les places, par les dromos, par les allées de sphinx, par les pylônes, par les quais coulait un fleuve d’êtres humains se dirigeant vers le Nil. La variété la plus étrange bariolait cette multitude, les Égyptiens formaient la masse et se reconnaissaient à leur profil pur, à leur taille svelte et haute, à leur robe de fin lin, ou à leur calasiris soigneusement plissée; quelques-uns, la tête enveloppée dans une étoffe à raies bleues ou vertes, les reins serrés d’un étroit caleçon, montraient jusqu’à la ceinture leur torse nu couleur d’argile cuite.

Sur ce fond indigène tranchaient des échantillons divers de races exotiques: les nègres du haut Nil, noirs comme des dieux de basalte, les bras cerclés de larges anneaux d’ivoire et faisant balancer à leurs oreilles de sauvages ornements; les Éthiopiens bronzés, à la mine farouche, inquiets malgré eux dans cette civilisation, comme des bêtes sauvages au plein jour; les Asiatiques au teint jaune clair, aux yeux d’azur, à la barbe frisée en spirales, coiffés d’une tiare maintenue par un bandeau, drapés d’une robe à franges chamarrée de broderies; les Pélasges vêtus de peaux de bêtes rattachées à l’épaule, laissant voir leurs bras et leurs jambes bizarrement tatouées, et portant des plumes d’oiseaux sur leur tête, d’où pendaient deux nattes de cheveux que terminait une mèche aiguisée en accroche-cœur.

A travers cette foule s’avançaient gravement des prêtres à la tête rasée, une peau de panthère tournée autour du corps, de façon que le mufle de l’animal simulât une boucle de ceinture, des souliers de byblos aux pieds, à la main une haute canne d’acacia, gravée de caractères hiéroglyphiques; des soldats, leur poignard à clous d’argent au côté, leur bouclier sur le dos, leur hache de bronze au poing; des personnages recommandables, à la poitrine décorée de gorgerins honorifiques, que saluaient très bas les esclaves en mettant leurs mains près de terre. Se glissant le long des murs d’un air humble et triste, de pauvres femmes demi-nues cheminaient, courbées sous le poids de leurs enfants suspendus à leur cou dans des lambeaux d’étoffe ou des couffes de sparterie, tandis que de belles filles, accompagnées de trois ou quatre suivantes, passaient fièrement sous leurs longues robes transparentes nouées au-dessous du sein d’écharpes à bouts flottants, avec un scintillement d’émaux, de perles et d’or, et une fragrance de fleurs et d’aromates.

Parmi les piétons filaient les litières portées par des Éthiopiens au pas rapide et rythmique; des chars légers attelés de chevaux fringants aux têtes empanachées, des chariots à bœufs d’une allure pesante et contenant une famille. A peine si la foule insouciante d’être écrasée s’ouvrait pour leur faire place, et souvent les conducteurs étaient obligés de frapper de leur fouet les retardataires ou les obstinés qui ne s’écartaient pas.

Un mouvement extraordinaire avait lieu sur le fleuve, couvert, malgré sa largeur, à ne pas en apercevoir l’eau, dans toute la longueur de la ville, de barques de toute espèce; depuis la cange à la proue et à la poupe élevées, au naos chamarré de couleurs et de dorures, jusqu’au mince esquif de papyrus, tout était employé. On n’avait pas même dédaigné les bateaux à passer le bétail et à transporter les fruits, les radeaux de joncs soutenus par des outres qu’on charge ordinairement de vases d’argile.

Ce n’était pas une mince besogne de transvaser d’un bord du fleuve à l’autre une population de plus d’un million d’âmes, et il fallait pour l’opérer toute l’adresse active des matelots de Thèbes.

L’eau du Nil, battue, fouettée, divisée par les rames, les avirons, les gouvernails, écumait comme une mer, et formait mille remous qui rompaient la force du courant.

La structure des barques était aussi variée que pittoresque: les unes se terminaient à chaque extrémité par une grande fleur de lotus recourbée en dedans et serrée à sa tige d’une cravate de banderoles; les autres se bifurquaient à la poupe et s’aiguisaient en pointe; celles-ci s’arrondissaient en croissant et se relevaient aux deux bouts; celles-là portaient des espèces de châteaux ou plates-formes où se tenaient debout les pilotes; quelques-unes consistaient en trois bandes d’écorce reliées avec des cordes et manœuvrées par une pagaie. Les bateaux destinés au transport des animaux et des chars étaient accolés bord à bord, et supportaient un plancher sur lequel se remployait un pont volant permettant d’embarquer et de débarquer sans peine: le nombre en était grand. Les chevaux surpris hennissaient et frappaient le bois de leur corne sonore, les bœufs tournaient avec inquiétude du côté de la rive leurs mufles lustrés d’où pendaient des filaments de bave, et se calmaient sous les caresses des conducteurs.