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Les contremaîtres marquaient le rythme aux rameurs en heurtant l’une contre l’autre la paume de leurs mains; les pilotes, juchés sur la poupe ou se promenant sur le toit des naos, criaient leurs ordres, indiquant les manœuvres nécessaires pour se diriger à travers le dédale mouvant des embarcations. Parfois, malgré les précautions, les bateaux se choquaient, et les mariniers échangeaient des injures ou se frappaient de leurs rames.

Ces milliers de nefs, peintes la plupart en blanc et relevées d’ornements verts, bleus et rouges, chargées d’hommes et de femmes vêtus de costumes multicolores, faisaient disparaître entièrement le Nil sur une surface de plusieurs lieues, et présentaient, sous la vive couleur du soleil d’Égypte, un spectacle d’un éclat éblouissant dans sa mobilité; l’eau agitée en tous sens fourmillait, scintillait, miroitait comme du vif-argent, et ressemblait à un soleil brisé en millions de pièces.

Tahoser entra dans sa cange, décorée avec une richesse extrême, dont le centre était occupé par une cabine ou naos à l’entablement surmonté d’une rangée d’uraeus, aux angles équarris en piliers, aux parois bariolées de dessins symétriques. Un habitacle à toit aigu chargeait la poupe, contrebalancée à l’autre extrémité par une sorte d’autel enjolivé de peintures. Le gouvernail se composait de deux immenses rames terminées en têtes d’Hâthor, nouées au col de longs bouts d’étoffe et jouant sur des pieux échancrés, Au mât dressé palpitait, car le vent d’est venait de se lever, une voile oblongue fixée à deux vergues, dont la riche étoffe était brodée et peinte de losanges, de chevrons, de quadrilles, d’oiseaux, d’animaux chimériques aux couleurs éclatantes; à la vergue inférieure pendait une frange de grosses houppes.

L’amarre dénouée et la voile tournée au vent, la cange s’éloigna de la rive, divisant de sa proue les agrégations de barques dont les rames s’enchevêtraient et s’agitaient comme des pattes de scarabées retournés sur le dos; elle filait insouciamment au milieu d’un concert d’injures et de cris; sa force supérieure lui permettait de dédaigner des chocs qui eussent coulé bas des embarcations plus frêles. D’ailleurs les matelots de Tahoser étaient si habiles que la cange qu’ils dirigeaient semblait douée d’intelligence, tant elle obéissait avec promptitude au gouvernail et se détournait à propos des obstacles sérieux. Elle eut bientôt laissé derrière elle les bateaux appesantis, dont le naos plein de passagers à l’intérieur était encore chargé sur le toit de trois ou quatre rangées d’hommes, de femmes et d’enfants accroupis dans l’attitude si chère au peuple égyptien. A voir ces personnages agenouillés ainsi, on les eût pris pour les juges assesseurs d’osiris, si leur physionomie, au lieu d’exprimer le recueillement propre à des conseillers funèbres, n’eût respiré la gaieté la plus franche. En effet, le Pharaon revenait vainqueur et ramenait un immense butin. Thèbes était dans la joie, et sa population tout entière allait au-devant du favori d’Ammon-Ra, seigneur des diadèmes, modérateur de la région pure, Aroëris tout-puissant, roi-soleil et conculcateur des peuples!

La cange de Tahoser atteignit bientôt la rive opposée. La barque qui portait le char aborda presque en même temps:

les bœufs passèrent sur le pont volant et furent placés sous le joug en quelques minutes par les serviteurs alertes débarqués avec eux.

Ces bœufs blancs, tachetés de noir, étaient coiffés d’une sorte de tiare recouvrant en partie le joug attaché au timon et maintenu par deux larges courroies de cuir, dont l’une entourait leur col, et dont l’autre, reliée à la première, leur passait sous le ventre. Leurs garrots élevés, leurs larges fanons, leurs jarrets secs et nerveux, leurs sabots mignons et brillants comme de l’agate, leur queue au flocon soigneusement peigné montraient qu’ils étaient de race pure, et que les pénibles travaux des champs ne les avaient jamais déformés. Ils avaient cette placidité majestueuse d’Apis, le taureau sacré, lorsqu’il reçoit les hommages et les offrandes. Le char, d’une légèreté extrême, pouvait contenir deux ou trois personnes debout; sa caisse, demi-circulaire, couverte d’ornements et de dorures distribués en lignes d’une courbe gracieuse, était soutenue par une sorte d’étançon diagonal dépassant un peu le rebord supérieur, et auquel le voyageur s’accrochait de la main lorsque la route était raboteuse ou l’allure de l’attelage rapide; sur l’essieu, placé à l’arrière de la caisse pour adoucir les cahots, pivotaient deux roues à six rayons que maintenaient des clavettes rivées. Au bout d’une hampe plantée dans le fond du char s’épanouissait un parasol figurant des feuilles de palmier.

Nofré, penchée sur le rebord du char, tenait les rênes des bœufs bridés comme des chevaux, et conduisait le char suivant la coutume égyptienne, tandis que Tahoser, immobile à côté d’elle, appuyait sa main, constellée de bagues depuis le petit doigt jusqu’au pouce, à la moulure dorée de la conque.

Ces deux belles filles, l’une étincelante d’émaux et de pierres précieuses, l’autre à peine voilée d’une transparente tunique de gaze, formaient un groupe charmant sur ce char aux brillantes couleurs. Huit ou dix serviteurs, vêtus d’une cotte à raies obliques dont les plis se massaient par-devant, accompagnaient l’équipage, se réglant sur l’allure des bœufs.

De ce côté du fleuve l’affluence n’était pas moins grande; les habitants du quartier des Memnonia et des villages circonvoisins arrivaient de leur côté, et à chaque instant les barques, déposant leur charge sur le quai de briques, apportaient de nouveaux curieux qui épaississaient la foule. D’innombrables chars, se dirigeant vers le champ de manœuvre, faisaient rayonner leurs roues comme des soleils parmi la poussière dorée qu’ils soulevaient. Thèbes, à ce moment, devait être déserte comme si un conquérant eût emmené son peuple en captivité.

Le cadre était d’ailleurs digne du tableau. Au milieu de verdoyantes cultures, d’où jaillissaient des aigrettes de palmiers-doums, se dessinaient, vivement coloriés, des habitations de plaisance, des palais, des pavillons d’été entourés de sycomores et de mimosas. Des bassins miroitaient au soleil, des vignes enlaçaient leurs festons à des treillages voûtés; au fond, se découpait la gigantesque silhouette du palais de Rhamsès-Meïamoun, avec ses pylônes démesurés, ses murailles énormes, ses mâts dorés et peints, dont les banderoles flottaient au vent; plus au nord, les deux colosses qui trônent avec une pose d’éternelle impassibilité, montagne de granit à forme humaine, devant l’entrée de l’Aménophium, s’ébauchaient dans une demi-teinte bleuâtre, masquant à demi le Rhamesséium plus lointain et le tombeau en retrait du grand prêtre, mais laissant entrevoir par un de ses angles le palais de Ménephta.

Plus près de la chaîne libyque, le quartier des Memnonia, habité par les colchytes, les paraschistes et les tarischeutes, faisait monter dans l’air bleu les rousses fumées de ses chaudières de natron: car le travail de la mort ne s’arrête jamais, et la vie a beau se répandre tumultueuse, les bandelettes se préparent, les cartonnages se moulent, les cercueils se couvrent d’hiéroglyphes, et quelque cadavre froid, allongé sur le lit funèbre à pieds de lion ou de chacal, attend qu’on lui fasse sa toilette d’éternité.