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Poëri l’emmena dans la chambre du rez-de-chaussée, dont les murailles étaient peintes d’une couche de blanc sur laquelle des baguettes vertes terminées par des fleurs de lotus dessinaient des compartiments agréables à l’œil. Une fine natte de joncs tressés, où se mélangeaient diverses couleurs formant des symétries, couvrait le plancher; à chaque angle de la pièce, de grosses bottes de fleurs débordaient de longs vases tenus en équilibre par des socles, et répandaient leurs parfums dans l’ombre fraîche de la chambre. Dans le fond, un canapé bas, dont le bois était orné de feuillages et d’animaux chimériques, étalait les tentations de son large coussin à la fatigue ou à la nonchalance. Deux sièges foncés de roseaux du Nil, et dont le dossier se renversait arc-bouté par des supports, un escabeau de bois creusé en conque, appuyé sur trois pieds, une table oblongue à trois pieds également, bordée d’un cadre d’incrustations, historiée au centre d’uraeus, de guirlandes et de symboles d’agriculture, et sur laquelle était posé un vase de lotus roses et bleus, complétaient cet ameublement d’une simplicité et d’une grâce champêtres.

Poëri s’assit sur le canapé. Tahoser, repliant une jambe sous la cuisse et relevant un genou, s’accroupit devant le jeune homme, qui fixait sur elle un œil plein d’interrogations bienveillantes.

Elle était ravissante ainsi: le voile de gaze dont elle s’enveloppait, retombant en arrière, découvrait les masses opulentes de sa chevelure nouée d’une étroite bandelette blanche, et permettait de voir en plein sa physionomie douce, charmante et triste. Sa tunique sans manches montrait jusqu’à l’épaule ses bras élégants et leur laissait toute liberté de gesticulation.

«Je me nomme Poëri, dit le jeune homme, et je suis intendant des biens de la couronne, ayant droit de porter dans ma coiffure de cérémonie les cornes de bélier dorées.

– Je me nomme Hora, répondit Tahoser, qui d’avance avait arrangé sa petite fable; mes parents sont morts, et leurs biens vendus par les créanciers n’ont laissé que juste de quoi subvenir à leurs funérailles. Je suis donc restée seule et sans ressource; mais, puisque tu veux bien m’accueillir, je saurai reconnaître ton hospitalité: j’ai été instruite aux ouvrages de femmes, quoique ma condition ne m’obligeât pas à les exercer. Je sais tourner le fuseau, tisser la toile en y mêlant des fils de diverses couleurs, imiter les fleurs et tracer des ornements avec l’aiguille sur les étoffes; je pourrai même, lorsque tu seras las de tes travaux et que la chaleur du jour t’accablera, te réjouir avec le chant, la harpe ou la mandore.

– Hora, sois la bienvenue chez Poëri, dit le jeune homme.

Tu trouveras ici, sans briser tes forces, car tu sembles délicate, une occupation convenable pour une jeune fille qui connut des temps plus prospères. Il y a parmi mes servantes des filles très douces et très sages qui te seront d’agréables compagnes, et qui te montreront comment la vie est réglée dans cette habitation champêtre. En attendant, les jours succéderont aux jours, et il en viendra peut-être de meilleurs pour toi. Sinon, tu pourras doucement vieillir chez moi dans l’abondance et la paix: l’hôte que les dieux envoient est sacré.» Ces paroles prononcées, Poëri se leva comme pour se soustraire aux remerciements de la fausse Hora, qui s’était prosternée à ses pieds et les baisait comme font les malheureux à qui l’on vient d’accorder quelque grâce; mais l’amoureuse avait remplacé la suppliante, et ses fraîches lèvres roses se détachaient avec peine de ces beaux pieds purs et blancs comme les pieds de jaspe des divinités.

Avant de sortir pour aller surveiller les travaux du domaine, Poëri se retourna sur le seuil de l’appartement et dit à Hora:

«Reste ici jusqu’à ce que je t’aie désigné une chambre.

Je vais t’envoyer de la nourriture par un de mes serviteurs.» Et il s’éloigna d’un pas tranquille, balançant à son poignet le fouet du commandement. Les travailleurs le saluaient en mettant une main sur leur tête et l’autre près de terre; mais à la cordialité de leur salut on voyait que c’était un bon maître. Quelquefois il s’arrêtait, donnant un ordre ou un conseil, car il était très savant aux choses de l’agriculture et du jardinage; puis il reprenait sa marche, jetant les yeux à droite, à gauche, inspectant soigneusement tout. Tahoser, qui l’avait humblement accompagné jusqu’à la porte et s’était pelotonnée sur le seuil, le coude au genou, le menton dans la paume de la main, le suivit du regard jusqu’à ce qu’il se perdît sous les arceaux de feuillage. Depuis longtemps déjà il avait disparu par la porte des champs qu’elle le regardait encore.

Un serviteur, d’après l’ordre donné en passant par Poëri, apporta sur un plateau une cuisse d’oie, des oignons cuits sous la cendre, un pain de froment et des figues, ainsi qu’un vase d’eau bouché par des feuilles de myrte.

«Voici ce que le maître t’envoie; mange, jeune fille, et reprends des forces.» Tahoser n’avait pas grand-faim, mais il était dans son rôle de montrer de l’appétit: les malheureux doivent se jeter sur les mets que la pitié leur présente. Elle mangea donc et but un long trait d’eau fraîche.

Le serviteur s’étant éloigné, elle reprit sa pose contemplative. Mille pensées contraires roulaient dans sa jeune tête: tantôt, avec sa pudeur de vierge, elle se repentait de sa démarche; tantôt, avec sa passion d’amoureuse, elle s’applaudissait de son audace. Puis elle se disait:

«Me voilà, il est vrai, sous le toit de Poëri, je le verrai librement, tous les jours; je m’enivrerai silencieusement de sa beauté, qui est d’un dieu plus que d’un homme; j’entendrai sa voix charmante, pareille à une musique de l’âme: mais lui, qui n’a jamais fait attention à moi lorsque je passais sous son pavillon, couverte de mes habits aux couleurs brillantes, parée de mes plus fins joyaux, parfumée d’essences et de fleurs, montée sur mon char peint et doré que surmonte une ombrelle, entourée comme une reine d’un cortège de serviteurs, remarquera-t-il davantage la pauvre jeune fille suppliante accueillie par pitié et couverte d’étoffes communes?

«Ce que mon luxe n’a pu faire, ma misère le fera-t-elle?

Peut-être, après tout, suis-je laide, et Nofré est-elle une flatteuse lorsqu’elle prétend que, de la source inconnue du Nil jusqu’à l’endroit où il se jette dans la mer, il n’y a pas de plus belle fille que sa maîtresse… Non, je suis belle: les yeux ardents des hommes me l’ont dit mille fois, et surtout les airs dépités et les petites moues dédaigneuses des femmes qui passaient près de moi. Poëri, qui m’a inspiré une si folle passion, m’aimera-t-il jamais? Il eût reçu tout aussi bien une vieille femme au front coupé de rides, à la poitrine décharnée, empaquetée de hideux haillons et les pieds gris de poussière. Tout autre que lui aurait reconnu à l’instant, sous le déguisement d’Hora, Tahoser, la fille du grand prêtre Pétamounoph; mais il n’a jamais abaissé son regard sur moi, pas plus que la statue d’un dieu de basalte sur les dévots qui lui offrent des quartiers d’antilope et des bouquets de lotus.» Ces réflexions abattaient le courage de Tahoser; puis elle reprenait confiance et se disait que sa beauté, sa jeunesse, son amour finiraient bien par attendrir ce cœur insensible: