– Si ma maîtresse va bien, tu dois le savoir mieux que tout autre, répondit Nofré: car elle s’est enfuie de la maison sans confier ses projets à personne, et l’asile qu’elle s’est choisi, j’aurais juré par Hâthor que tu le connaissais.
– Elle a disparu! que me dis-tu là? fit Ahmosis avec une surprise qui certes n’était pas jouée.
– Je croyais qu’elle t’aimait, dit Nofré, et quelquefois les jeunes filles les plus retenues font des coups de tête. Elle n’est donc pas ici?
– Le dieu Phré, qui voit tout, sait où elle est; mais aucun de ses rayons terminés par des mains ne l’a atteinte chez moi. Regarde plutôt et visite les chambres.
– Je te crois, Ahmosis, et je me retire: car, si Tahoser était venue, tu ne le cacherais pas à la fidèle Nofré, qui n’eût pas mieux demandé que de servir vos amours. Tu es beau, elle est libre, riche et vierge. Les dieux eussent vu cette union avec plaisir.» Nofré revint à la maison plus inquiète et plus bouleversée que jamais; elle craignait qu’on ne soupçonnât les serviteurs d’avoir tué Tahoser pour s’emparer de ses richesses, et qu’on ne voulût leur faire avouer sous le bâton ce qu’ils ne savaient pas.
Pharaon, de son côté, pensait aussi à Tahoser. Après avoir fait les libations et les offrandes exigées par le rituel, il s’était assis dans la cour intérieure du gynécée, et rêvait, sans prendre garde aux ébats de ses femmes, qui, nues et couronnées de fleurs, se jouaient dans la transparence de la piscine, se jetant de l’eau et poussant des éclats de rire grêles et sonores pour attirer l’attention du maître, qui n’avait pas décidé, contre son habitude, quelle serait la reine en faveur cette semaine-là.
C’était un tableau charmant que ces belles femmes dont les corps sveltes luisaient sous l’eau comme des statues de jaspe submergées, dans ce cadre d’arbustes et de fleurs, au milieu de cette cour entourée de colonnes peintes de couleurs éclatantes, à la pure lumière d’un ciel d’azur, que traversait de temps à autre un ibis le bec au vent et les pattes tendues en arrière.
Amensé et Twéa, lasses de nager, étaient sorties de l’eau, et, agenouillées au bord du bassin, étalaient au soleil pour la sécher leur épaisse chevelure noire, dont les mèches d’ébène faisaient paraître leur peau plus blanche encore; les dernières perles du bain roulaient sur leurs épaules lustrées et sur leurs bras polis comme le jade; des servantes les frottaient d’essences et d’huiles aromatiques, tandis qu’une jeune Éthiopienne leur offrait à respirer le calice d’une large fleur.
On eût dit que l’ouvrier qui avait sculpté les bas-reliefs décoratifs des salles du gynécée avait pris ces groupes pleins de grâce pour modèles; mais Pharaon n’eût pas regardé d’un œil plus froid le dessin incisé dans la pierre.
Juché sur le dossier du fauteuil, le singe privé croquait des dattes et faisait claquer ses dents; contre les jambes du maître le chat favori se frottait en arrondissant le dos; le nain difforme tirait la queue du singe et les moustaches du chat, dont l’un glapissait et l’autre jurait, ce qui ordinairement déridait Sa Majesté; mais Sa Majesté n’était pas ce jour-là en train de rire. Elle écarta le chat, fit descendre le singe du fauteuil, donna un coup de poing sur la tête du nain, et se dirigea vers les appartements de granit.
Chacune de ces chambres était formée de blocs d’une grandeur prodigieuse, et fermée par des portes de pierre qu’aucune puissance humaine n’eût pu forcer, à moins de savoir le secret qui les faisait s’ouvrir.
Dans ces chambres étaient enfermés les richesses du Pharaon et le butin enlevé aux nations conquises. Il y avait là des lingots de métaux précieux, des couronnes d’or et d’argent, des gorgerins et des bracelets d’émaux cloisonnés, des boucles d’oreilles reluisant comme le disque de Moui; des colliers à rangs septuples de cornaline, de lapis-lazuli, de jaspe sanguin, de perles, d’agates, de sardoines, d’onyx; des cercles finement travaillés pour les jambes, des ceintures à plaques d’or gravées d’hiéroglyphes, des bagues à chaton de scarabée; des files de poissons, de crocodiles et de cœurs en estampage d’or, des serpents d’émail se repliant plusieurs fois sur eux-mêmes; des vases de bronze, des buires d’albâtre rubané, de verre bleu où se tordaient des spirales blanches; des coffrets de terre émaillée, des boîtes en bois de sandal affectant des formes bizarres et chimériques, des monceaux d’aromates de tous les pays, des blocs d’ébène; des étoffes précieuses si fines que la pièce eût passé par un anneau; des plumes d’autruche noires et blanches, ou coloriées de diverses teintes; des défenses d’éléphant d’une monstrueuse grosseur, des coupes en or, en argent, en verre doré, des statuettes excellentes, tant pour la manière que pour le travail.
Dans chaque chambre, le Pharaon fit prendre la charge d’un brancard porté par deux esclaves robustes de Kousch et de Schéto, et, frappant des mains, il appela Timopht, le serviteur qui avait suivi Tahoser, et lui dit:
«Fais porter cela à Tahoser, fille de Pétamounoph, de la part de Pharaon.» Timopht se mit en tête du cortège, qui traversa le Nil sur une cange royale, et bientôt les esclaves arrivèrent avec leur charge à la maison de Tahoser.
«Pour Tahoser, de la part de Pharaon», dit Timopht en heurtant la porte.
A la vue de ces trésors, Nofré manqua de s’évanouir, moitié peur, moitié éblouissement; elle craignait que le roi ne la fit mourir lorsqu’il apprendrait que la fille du prêtre n’était plus là.
«Tahoser s’en est allée, répondit-elle en tremblant à Timopht, et je le jure par les quatre oies sacrées, Amset, Sis, Soumauts et Kebhsniv, qui volent aux quatre points du vent, j’ignore où elle est.
– Pharaon, préféré de Phré, favori d’Ammon-Ra, a envoyé ces présents, je ne puis les remporter; garde-les jusqu’à ce qu’elle se retrouve. Tu m’en réponds sur ta tête; fais-les serrer dans des chambres et garder par des serviteurs fidèles», répondit l’envoyé du roi.
Quand Timopht revint au palais, et que, prosterné, les coudes serrés aux flancs, le front dans la poussière, il dit que Tahoser était disparue, le roi entra en une grande fureur, et il frappa si violemment de son sceptre contre le pavé que la dalle se fendit.
VIII
Tahoser, il faut le dire, ne pensait guère à Nofré, sa suivante favorite, ni à l’inquiétude que devait causer son absence. Cette chère maîtresse avait tout à fait oublié sa belle maison de Thèbes, ses serviteurs et ses parures, chose bien difficile et bien incroyable pour une femme.
La fille de Pétamounoph ne se doutait aucunement de l’amour du Pharaon: elle n’avait pas remarqué l’œillade chargée de volupté tombée sur elle du haut de cette majesté que rien sur terre ne pouvait émouvoir: l’eût-elle vue, elle eût déposé ce désir royal en offrande, avec toutes les fleurs de son âme, aux pieds de Poëri.
Tout en repoussant de l’orteil son fuseau pour le faire remonter le long du fil, car on lui avait donné cette tâche, elle suivait du coin de l’œil tous les mouvements du jeune Hébreu et l’enveloppait de son regard comme d’une caresse; elle jouissait silencieusement du bonheur de rester près de lui, dans le pavillon dont il lui avait permis l’accès.
Si Poëri avait tourné la tête vers elle, il eût été frappé sans doute de la lumière humide de ses yeux, des rougeurs subites qui passaient sur ses belles joues comme des nuages roses, du battement profond de son cœur qu’on devinait au tremblement de son sein. Mais, assis à la table, il se penchait sur une feuille de papyrus où, puisant de l’encre dans une tablette d’albâtre creusée, il inscrivait des comptes en chiffres démotiques à l’aide d’un roseau.