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Poëri comprenait-il l’amour si visible de Tahoser pour lui? ou bien, pour quelque raison cachée, faisait-il semblant de ne pas s’en apercevoir? Ses manières envers elle étaient douces, bienveillantes, mais réservées comme s’il eût voulu prévenir ou refouler quelque aveu importun auquel il lui eût été pénible de répondre. Pourtant la fausse Hora était bien belle; ses charmes, trahis par la pauvreté de sa toilette, n’en avaient que plus de puissance; et, comme on voit aux heures les plus chaudes du jour une vapeur lumineuse frissonner sur la terre luisante, une atmosphère d’amour frissonnait autour d’elle. Sur ses lèvres entrouvertes, sa passion palpitait comme un oiseau qui veut prendre son vol; et bas, bien bas, quand elle était sûre de ne pas être entendue, elle répétait comme une monotone cantilène: «Poëri, je t’aime.» On était au temps de la moisson, et Poëri sortit pour inspecter les travailleurs. Tahoser, qui ne pouvait pas plus s’en détacher que l’ombre ne peut se détacher du corps, le suivit timidement, craignant qu’il ne lui enjoignît de rester à la maison; mais le jeune homme lui dit d’une voix où ne perçait nul accent de colère:

«Le chagrin se soulage à la vue des paisibles travaux de l’agriculture, et, si quelque douloureux souvenir de la prospérité évanouie oppresse ton âme, il se dissipera au spectacle de cette activité joyeuse. Ces choses doivent être nouvelles pour toi: car ta peau, que n’a jamais baisée le soleil, tes pieds délicats, tes mains fines, l’élégance avec laquelle tu drapes le morceau d’étoffe grossière qui te sert de vêtement me montrent, à n’en pouvoir douter, que tu as toujours habité les villes, au sein des recherches et du luxe. Viens donc et assieds-toi, tout en tournant ton fuseau, à l’ombre de cet arbre où les moissonneurs ont suspendu, pour la rafraîchir, l’outre qui contient leur boisson.» Tahoser obéit et se plaça sous l’arbre, les bras croisés sur les genoux, et les genoux au menton.

De la muraille du jardin, la plaine s’étendait jusqu’aux premiers escarpements de la chaîne libyque, comme une mer jaune, où le moindre souffle d’air creusait des vagues d’or.

La lumière était si intense que le ton d’or du blé blanchissait par places et prenait des teintes d’argent. Dans l’opulent limon du Nil, les épis avaient poussé vigoureux, drus et hauts comme des javelines, et jamais plus riche moisson ne s’était déployée au soleil, flambante et crépitante de chaleur; il y avait de quoi remplir jusqu’au faîte la ligne de greniers voûtés qui s’arrondissaient près des celliers.

Les travailleurs étaient depuis longtemps déjà à l’ouvrage, et l’on voyait de loin émerger des vagues du blé leur tête crépue ou rase, coiffée d’un morceau d’étoffe blanche, et leur torse nu, couleur de brique cuite. Ils se penchaient et se relevaient avec un mouvement régulier, sciant le blé de leurs faucilles au-dessous de l’épi, avec autant de régularité que s’ils eussent suivi une ligne tirée au cordeau.

Derrière eux, marchaient dans les sillons des glaneurs, avec des couffes de sparterie où ils serraient les épis moissonnés, et qu’ils portaient sur leur épaule ou suspendus à une barre transversale, aidés par un compagnon, à des meules placées de distance en distance.

Quelquefois les moissonneurs essoufflés s’arrêtaient, reprenaient haleine, et, rejetant leur faucille sous leur bras droit, buvaient un coup d’eau; puis ils se remettaient en hâte à l’ouvrage, craignant le bâton du contremaître; les épis récoltés s’étalaient sur l’aire par couches égalisées à la fourche, et légèrement relevées au bord par les nouveaux paniers qu’on y versait.

Alors Poëri fit signe au bouvier de faire avancer ses bêtes.

C’étaient de superbes animaux, aux longues cornes évasées comme la coiffure d’Isis, au garrot élevé, au fanon puissant, aux jambes sèches et nerveuses. La marque du domaine, empreinte au fer chaud, estampillait leurs hanches. Ils marchaient gravement, assujettis sous un joug horizontal reliant leurs quatre têtes.

On les poussa sur l’aire; activés par le fouet à double mèche, ils se mirent à piétiner circulairement, faisant jaillir sous leurs sabots fourchus le grain de l’épi: le soleil brillait sur leur poil luisant, et la poussière qu’ils soulevaient leur montait aux naseaux; aussi, au bout d’une vingtaine de tours, s’appuyaient-ils les uns contre les autres, et, malgré les lanières sifflantes qui voltigeaient sur leurs flancs, ralentissaient-ils sensiblement le pas. Pour les encourager, le conducteur, qui les suivait en tenant par la queue la bête sous la main, entonna, sur un rythme joyeux et vif, la vieille chanson des bœufs:

«tournez pour vous-mêmes; à bœufs, tournez pour vous-mêmes; des mesures pour vous, des mesures pour vos maîtres!» Et l’attelage ranimé se portait en avant et disparaissait dans un nuage de poussière blonde où scintillaient des étincelles d’or.

La besogne des bœufs terminée, vinrent des serviteurs qui, armés d’écopes de bois, élevaient le blé en l’air et le laissaient retomber pour le séparer des pailles, des barbes et des cosses.

Le blé ainsi vanné était mis dans des sacs dont un grammate prenait note, et porté aux greniers où conduisaient des échelles.

Tahoser, à l’ombre de son arbre, prenait plaisir à ce spectacle plein d’animation et de grandeur, et souvent sa main distraite oubliait de tordre le fil. La journée s’avançait, et déjà le soleil, levé derrière Thèbes, avait franchi le Nil et se dirigeait vers la chaîne libyque, derrière laquelle son disque se couche chaque soir. C’était l’heure où les animaux reviennent des champs et rentrent à l’étable. Elle assista, près de Poëri, à ce grand défilé pastoral.

On vit d’abord s’avancer un immense troupeau de bœufs, les uns blancs, les autres roux; ceux-ci noirs et mouchetés de points clairs, ceux-là pie, quelques-uns rayés de zébrures sombres; il y en avait de tout pelage et de toute nuance; ils passaient levant leurs mufles lustrés, d’où pendaient des filaments de bave, ouvrant leurs grands yeux doux. Les plus impatients, sentant l’étable, se dressaient quelques instants à demi et apparaissaient au-dessus de la foule comue, avec laquelle, en retombant, ils se confondaient bientôt; les moins adroits, devancés par leurs compagnons, poussaient de longs meuglements plaintifs comme pour protester.

Près des bœufs marchaient les gardiens avec leur fouet et leur corde roulée.

Arrivés devant Poëri, ils s’agenouillaient, et les coudes aux flancs, touchaient la terre du front en signe de respect.

Des grammates inscrivaient le nombre des têtes de bétail sur des tablettes.

Aux bœufs succédèrent des ânes trottinant et ruant sous le bâton d’âniers à tête rase et vêtus d’une simple ceinture de toile, dont le bout retombait entre leurs cuisses; ils défilaient, secouant leurs longues oreilles, martelant la terre de leurs petits sabots durs.

Les âniers firent la même génuflexion que les bouviers, et les grammates marquèrent aussi le chiffre exact de leurs bêtes.

Ce fut ensuite le tour des chèvres: elles arrivaient précédées de leurs boucs et faisant trembler de plaisir leur voix cassée et grêle; les chevriers avaient grand-peine à contenir leur pétulance et à ramener au gros de l’armée les maraudeuses qui s’écartaient. Elles furent comptées comme les bœufs et les ânes, et, avec le même cérémonial, les bergers se prosternèrent aux pieds de Poëri.