Le cortège était fermé par des oies, qui, fatiguées, de la route, se dandinaient sur leurs larges pattes, battaient bruyamment des ailes, allongeaient leur col et poussaient des piaillements rauques; leur nombre fut inscrit, et les tablettes remises à l’inspecteur du domaine.
Longtemps après que bœufs, ânes, chèvres, oies étaient rentrés, une colonne de poussière, que le vent ne pouvait parvenir à balayer, s’élevait lentement dans le ciel.
«Eh bien, Hora, dît Poëri à Tahoser, la vue de ces moissonneurs et de ces troupeaux t’a-t-elle amusée? Ce sont les plaisirs des champs; nous n’avons pas ici, comme à Thèbes, des joueurs de harpe et des danseuses. Mais l’agriculture est sainte; elle est la mère nourrice de l’homme, et celui qui sème un grain de blé fait une action agréable aux dieux.
Maintenant, va prendre ton repas avec tes compagnes; moi je rentre au pavillon, et je vais calculer combien de boisseaux de froment ont rendus les épis.» Tahoser mit une main par terre et l’autre sur sa tête en signe d’acquiescement respectueux, et se retira.
Dans la salle du repas riaient et babillaient plusieurs jeunes servantes, mangeant des oignons crus, des gâteaux de dourah et des dattes; un petit vase de terre plein d’huile où trempait une mèche les éclairait: car la nuit était venue, et répandait une lueur jaune sur leurs joues brunes et leurs torses fauves que ne voilait aucun vêtement. Les unes étaient assises sur de simples sièges de bois; les autres adossées au mur, un genou replié.
«Où le maître peut-il aller ainsi chaque soir? dit une petite fille à l’air malicieux, en épluchant une grenade avec de jolis mouvements de singe.
– Le maître va où il veut, répondit une grande esclave qui mâchait des pétales de fleur; ne faut-il pas qu’il te rende des comptes? Ce n’est pas toi, en tout cas, qui le retiendras ici.
– Aussi bien moi qu’une autre», répondit l’enfant piquée.
La grande fille haussa les épaules.
«Hora elle-même, qui est plus blanche et plus belle que nous toutes, n’y parviendrait pas. Quoiqu’il porte un nom égyptien et soit au service du Pharaon, il appartient à cette race barbare d’Israël; et, s’il sort la nuit, c’est sans doute pour assister aux sacrifices d’enfants que célèbrent les Hébreux dans les endroits déserts où la chouette piaule, où l’hyène glapit, où la vipère siffle.» Tahoser quitta doucement la chambre sans rien dire, et se tapit dans le jardin derrière une touffe de mimosa; et, au bout de deux heures d’attente, elle vit Poëri sortir dans la campagne.
Légère et silencieuse comme une ombre, elle se mit à le suivre.
IX
Poëri, dont la main était armée d’un fort bâton de palmier, se dirigea vers le fleuve en suivant une étroite chaussée élevée à travers un champ de papyrus submergés qui, feuilles à leur base, dressaient de chaque côté leurs hampes rectilignes hautes de six ou huit coudées et terminées par un flocon de fibres, comme les lances d’une armée rangée en bataille.
Retenant son souffle, posant à peine la pointe du pied sur le sol, Tahoser s’engagea après lui dans le petit chemin. Il n’y avait pas de lune cette nuit-là, et l’épaisseur des papyrus eût d’ailleurs suffi pour cacher la jeune fille, qui se tenait un peu en arrière.
Il fallut après franchir un espace découvert. La fausse Hora laissa prendre de l’avance à Poëri, courba sa taille, se fit petite et rampa contre le sol.
Un bois de mimosas se présenta ensuite, et, dissimulée par les touffes d’arbres, Tahoser put s’avancer sans prendre autant de précautions. Elle était si près de Poëri, qu’elle craignait de perdre dans l’obscurité, que souvent les branches qu’il déplaçait lui fouettaient la figure; mais elle n’y faisait pas attention: un sentiment d’ardente jalousie la poussait à la recherche du mystère qu’elle n’interprétait pas comme les servantes de la maison. Elle n’avait pas cru un instant que le jeune Hébreu sortît ainsi chaque soir pour accomplir quelque rite infâme et barbare; elle pensait qu’une femme devait être le motif de ces excursions nocturnes, et elle voulait connaître sa rivale. La bienveillance froide de Poëri lui montrait qu’il avait le cœur occupé: autrement serait-il resté insensible à des charmes célèbres dans Thèbes et dans toute l’Égypte? eût-il feint de ne pas comprendre un amour qui eût fait l’orgueil des oëris, des grands prêtres, des basilico-grammates, et même des princes de la race royale?
Arrivé à la berge du fleuve, Poëri descendit quelques marches taillées dans l’escarpement de la rive, et se courba comme s’il défaisait un lien.
Tahoser, couchée à plat ventre sur le sommet du talus que dépassait seulement le haut de sa tête, vit, à son grand désespoir, que le promeneur mystérieux détachait une mince barque de papyrus étroite et longue comme un poisson, et qu’il se préparait à traverser le fleuve.
Il sauta, en effet, dans la barque, repoussa le bord du pied, et prit le large en manœuvrant la rame unique placée à l’arrière de la frêle embarcation.
La pauvre fille se tordait les mains de douleur; elle allait perdre la piste du secret qu’il lui importait tant de savoir.
Que faire? retourner sur ses pas, le cœur en proie au soupçon et à l’incertitude, le pire des maux? Elle rassembla son courage, et sa résolution fut bientôt prise. Chercher une autre barque, il n’y fallait pas penser. Elle se laissa couler le long du talus, enleva sa robe en un tour de main et la roula sur sa tête; puis elle se glissa courageusement dans le fleuve, en ayant soin de ne pas faire rejaillir d’écume. Souple comme une couleuvre d’eau, elle allongea ses beaux bras sur le flot sombre où tremblait élargi le reflet des étoiles, et se mit à suivre de loin la barque. Elle nageait admirablement: car, chaque jour, elle s’exerçait avec ses femmes dans la vaste piscine de son palais, et nulle n’était plus habile à couper l’onde que Tahoser.
Le courant, endormi en cet endroit, ne lui opposait pas beaucoup de résistance; mais au milieu du fleuve, pour ne pas être emportée à la dérive, il lui fallut donner de vigoureux coups de pied à l’eau bouillonnante et multiplier ses brassées. Sa respiration devenait courte, haletante, et elle la retenait de peur que le jeune Hébreu ne l’entendît. Quelquefois, une vague plus haute lavait d’écume ses lèvres entrouvertes, trempait ses cheveux et même atteignait sa robe pliée en paquet: heureusement pour elle, car ses forces commençaient à l’abandonner, elle se retrouva bientôt dans des eaux plus calmes. Un faisceau de joncs qui descendait le fleuve et la frôla en passant lui causa une vive terreur. Cette masse d’un vert sombre, prenait, à travers l’obscurité, l’apparence d’un dos de crocodile; Tahoser avait cru sentir la peau rugueuse du monstre, mais elle se remit de sa frayeur et se dit en continuant à nager: «Qu’importe que les crocodiles me mangent, si Poëri ne m’aime pas?» Le danger était réel, surtout la nuit; pendant le jour, le mouvement perpétuel des barques, le travail des quais, le tumulte de la ville éloignent les crocodiles, qui vont, sur des rives moins fréquentées par l’homme, se vautrer dans la vase et se réjouir au soleil; mais l’ombre leur rend toute leur audace.
Tahoser n’y avait pas pensé. La passion ne calcule pas.
L’idée de ce péril lui fût-elle venue, elle l’aurait bravé, elle si timide pourtant, et qu’effrayait un papillon obstiné qui voltigeait autour d’elle, la prenant pour une fleur.