Tout à coup la barque s’arrêta, quoique la rive fût encore à quelque distance. Poëri, suspendant son travail de pagaie, parut promener ses regards autour de lui avec inquiétude. Il avait aperçu la tache blanchâtre produite sur l’eau par la robe roulée de Tahoser.
Se croyant découverte, l’intrépide nageuse plongea bravement, résolue à ne remonter à la surface, dût-elle étouffer, que lorsque les soupçons de Poëri seraient dissipés.
«J’aurais cru que quelqu’un me suivait à la nage, se dit Poëri en se remettant à ramer? Mais qui se risquerait dans le Nil à cette heure? J’étais fou. J’ai pris pour une tête humaine coiffée d’un linge une touffe de lotus blancs, peut-être même un simple flocon d’écume, car je ne vois plus rien.»
Lorsque Tahoser, dont les veines sifflaient dans les tempes, et qui commençait à voir passer des lueurs rouges dans l’eau sombre du fleuve, revint en toute hâte dilater ses poumons par Line longue gorgée d’air, la barque de papyrus avait repris son allure confiante, et Poëri manœuvrait l’aviron avec le flegme imperturbable des personnes allégoriques qui conduisent la bari de Maüt sur les bas-reliefs et les peintures des temples.
La rive n’était plus qu’à quelques brassées; l’ombre prodigieuse des pylônes et des murs énormes du palais du Nord, qui ébauchait ses entassements opaques, surmontés par les pyramidions de six obélisques, à travers le bleu violâtre de la nuit, s’étalait immense et formidable sur le fleuve, et protégeait Tahoser, qui pouvait nager sans crainte d’être aperçue.
Poëri aborda un peu au-dessous du palais en descendant le Nil, et il attacha sa barque à un pieu, de façon à la retrouver pour le retour; puis il prit son bâton de palmier et monta la rampe du quai d’un pas alerte.
La pauvre Tahoser, presque à bout de forces, suspendit ses mains crispées à la première marche de l’escalier, et sortit avec peine du fleuve ses membres ruisselants, que le contact de l’air alourdit en leur faisant sentir subitement la fatigue; mais le plus difficile de sa tâche était accompli.
Elle gravit les marches, une main sur son cœur qui battait violemment, l’autre sur sa tête pour maintenir sa robe roulée et trempée. Après avoir vu la direction que prenait Poëri, elle s’assit au haut de la rampe, déplia sa tunique et la revêtit. Le contact de l’étoffe mouillée lui causa un léger frisson. La nuit pourtant était douce, et la brise du sud soufflait tiède; mais la courbature l’enfiévrait et ses petites dents se heurtèrent; elle fit un appel à son énergie, et, rasant les murailles en talus des gigantesques édifices, elle parvint à ne pas perdre de vue le jeune Hébreu, qui tourna l’angle de l’immense enceinte de briques du palais, et s’enfonça à travers les rues de Thèbes.
Au bout d’un quart d’heure de marche, les palais, les temples, les riches maisons disparurent pour faire place à des habitations plus humbles; au granit, au calcaire, au grés succédaient les briques crues, le limon pétri avec de la paille.
Les formes architecturales s’effaçaient; des cahutes s’arrondissaient comme des ampoules ou des verrues sur des terrains déserts; à travers de vagues cultures, empruntant à la nuit des configurations monstrueuses; des pièces de bois, des briques moulées, rangées en tas, encombraient le chemin.
Du silence se dégageaient des bruits étranges, inquiétants; une chouette coupait l’air de son aile muette; des chiens maigres, levant leur long museau pointu, suivaient d’un aboiement plaintif le vol inégal d’une chauve-souris; des scarabées et des reptiles peureux se sauvaient en faisant bruire l’herbe sèche.
«Est-ce que Harphré aurait dit vrai? pensait Tahoser, impressionnée par l’aspect sinistre du lieu; Poëri viendrait-il là sacrifier un enfant à ces dieux barbares qui aiment le sang et la souffrance? Jamais endroit ne fut plus propice à des rites cruels.» Cependant, profitant des angles d’ombre, des bouts de mur, des touffes de végétation, des inégalités de terrain, elle se maintenait toujours à une distance égale de Poëri:
«Quand je devrais assister, témoin invisible, à quelque scène effroyable comme un cauchemar, entendre les cris de la victime, voir le sacrificateur les mains rouges de sang retirer du petit corps le cœur fumant, j’irai jusqu’au bout», se dit Tahoser en regardant le jeune Hébreu pénétrer dans une hutte de terre dont les crevasses laissaient filtrer quelques rayons de lumière jaune.
Quand Poëri fut entré, la fille de Pétamounoph s’approcha, sans qu’un caillou eût crié sous son pas de fantôme, sans qu’un chien eût signalé sa présence en donnant de la voix; elle fit le tour de la cahute, comprimant son cœur, retenant son haleine, et découvrit, en la voyant luire sur le fond sombre de la muraille d’argile, une fente assez large pour laisser pénétrer le regard à l’intérieur.
Une petite lampe éclairait la chambre, moins pauvre qu’on n’eût pu le penser d’après l’apparence du taudis; les parois lissées avaient un poli de stuc. Sur des socles de bois peints de couleurs variées étaient posés des vases d’or et d’argent; des bijoux scintillaient dans des coffres entrouverts. Des plats de métal brillant rayonnaient sur le mur, et un bouquet de fleurs rares s’épanouissait dans un pot de terre émaillée au milieu d’une petite table.
Mais ce n’étaient pas ces détails d’ameublement qui intéressaient Tahoser, quoique le contraste de ce luxe caché avec la misère extérieure de l’habitation lui eût d’abord causé quelque surprise. Son attention était invinciblement attirée par un autre objet.
Sur une estrade tapissée de nattes se tenait une femme de race inconnue et merveilleusement belle. Elle était blanche plus qu’aucune des filles d’Égypte, blanche comme le lait, comme le lis, blanche comme les brebis qui montent du lavoir; ses sourcils s’étendaient comme des arcs d’ébène, et leurs pointes se rencontraient à la racine d’un nez mince, aquilin, aux narines colorées de tons roses comme le dedans des coquillages. Ses yeux ressemblaient à des yeux de tourterelle, vifs et langoureux à la fois; ses lèvres étaient deux bandelettes de pourpre, et en se dénouant montraient des éclairs de perles; ses cheveux se suspendaient, de chaque côté de ses joues de grenade, en touffes noires et lustrées comme deux grappes de raisin mûr; des pendeloques frissonnaient à ses oreilles, et des colliers d’or à plaquettes incrustées d’argent scintillaient autour de son col rond et poli comme une colonne d’albâtre.
Son vêtement était singulier: il consistait en une large tunique brodée de zébrures et de dessins symétriques de diverses couleurs, descendant des épaules jusqu’à mi-jambe et laissant les bras libres et nus.
Le jeune Hébreu s’assit près d’elle, sur la natte, et lui tint des discours dont Tahoser ne pouvait comprendre la lettre, mais dont elle devinait trop bien le sens pour son malheur: car Poëri et Ra’hel s’exprimaient dans la langue de la patrie, si douce à l’exilé et au captif.
L’espérance est dure à mourir au cœur amoureux.
«Peut-être est-ce sa sœur, se dit Tahoser, et vient-il la voir secrètement, ne voulant pas qu’on sache qu’il appartient à cette race réduite en servitude.» Puis elle appliquait son visage à la crevasse, écoutant avec une douloureuse intensité d’attention ces mots harmonieux et cadencés dont chaque syllabe contenait un secret qu’elle eût donné sa vie pour savoir, et qui bruissaient vagues, fugitifs, dénués de signification à ses oreilles, comme le vent dans les feuilles et l’eau contre la rive.
«Elle est bien belle.., pour une sœur.., murmurait-elle, en dévorant d’un œil jaloux cette figure étrange et charmante, au teint pâle, aux lèvres rouges, que rehaussaient des parures de formes exotiques, et dont la beauté avait quelque chose de mystérieusement fatal.