– O Ra’hel! ma bien-aimée Ra’hel», disait souvent Poëri.
Tahoser se souvint de lui avoir entendu murmurer ce mot pendant qu’elle éventait et berçait son sommeil.
«Il y pensait même en rêve: Ra’hel, c’est son nom sans doute.» Et la pauvre enfant sentit à la poitrine une souffrance aiguë, comme si tous les uraeus des entablements, toutes les vipères royales des couronnes pharaoniques lui eussent planté leurs crochets venimeux au cœur.
Ra’hel inclina sa tête sur l’épaule de Poëri, comme une fleur trop chargée de parfums et d’amour; les lèvres du jeune homme effleuraient les cheveux de la belle Juive, qui se renversait lentement, offrant son front moite et ses yeux demi-fermés à cette caresse suppliante et timide; leurs mains qui se cherchaient s’étaient unies et se pressaient nerveusement.
«Oh! que ne l’ai-je surpris à quelque cérémonie impie et monstrueuse, égorgeant de ses mains une victime humaine, buvant le sang dans une coupe de terre noire, s’en frottant la face! il me semble que cela m’eût fait moins souffrir que l’aspect de cette belle femme qu’il embrasse si timidement», balbutia Tahoser d’une voix faible, en s’affaissant sur la terre dans l’ombre de la cahute.
Deux fois elle essaya de se relever, mais elle retomba à genoux; un nuage couvrit ses yeux; ses membres fléchirent; elle roula évanouie.
Cependant Poëri sortait de la cabane et donnait à Ra’hel un dernier baiser.
X
Pharaon, inquiet et furieux de la disparition de Tahoser, avait cédé à ce besoin de changer de place qui agite les cœurs tourmentés d’une passion inassouvie. Au grand chagrin d’Amensé, de Hont-Reché et de Twéa, ses favorites, qui s’étaient efforcées de le retenir au pavillon d’été par toutes les ressources de la coquetterie féminine, il habitait le palais du Nord, sur l’autre rive du Nil. Sa préoccupation farouche s’irritait de la présence et du babil de ses femmes.
Tout ce qui n’était pas Tahoser lui déplaisait; il trouvait laides maintenant ces beautés qui lui paraissaient si charmantes naguère; leurs corps jeunes, sveltes, gracieux, aux poses pleines de volupté; leurs longs yeux avivés d’antimoine où brillait le désir; leurs bouches pourprées aux dents blanches et au sourire languissant: tout en elles, jusqu’aux parfums suaves qui émanaient de leur peau fraîche comme d’un bouquet de fleurs ou d’une boîte d’aromates, lui était devenu odieux, intolérable; il semblait leur en vouloir de les avoir aimées, et ne plus comprendre comment il s’était épris de charmes si vulgaires. Lorsque Twéa lui posait sur la poitrine les doigts effilés et roses de sa petite main tremblante d’émotion, comme pour faire renaître le souvenir d’une familiarité ancienne, que Hont-Reché poussait devant lui l’échiquier supporté par deux lions adossés, afin d’engager une partie ou qu’Amensé lui présentait une fleur de lotus avec une grâce respectueuse et suppliante, il se retenait à peine de les frapper de son sceptre, et ses yeux d’épervier lançaient de tels éclairs de dédain que les pauvres femmes qui s’étaient risquées à ces hardiesses se retiraient interdites, les paupières moites de larmes, et s’appuyaient silencieusement à la muraille peinte, tâchant de se confondre par leur immobilité avec les figures des fresques.
Pour éviter ces scènes de pleurs et de violence, il s’était retiré au palais de Thèbes, seul, taciturne et farouche; et là, au lieu de rester assis sur son trône, dans l’attitude solennelle des dieux et des rois qui, pouvant tout, ne remuent pas et ne font pas de gestes, il se promenait fiévreusement à travers les immenses salles.
C’était un spectacle étrange que de voir ce Pharaon à la haute stature, au maintien imposant, formidable comme les colosses de granit, ses images, faire retentir les larges dalles sous le patin recourbé de sa chaussure.
A son passage, les gardes terrifiés semblaient se figer en statues; leur souffle s’arrêtait, et l’on ne voyait même plus trembler la double plume d’autruche de leur coiffure. Lorsqu’il était loin, à peine osaient-ils se dire:
«Qu’a donc aujourd’hui le Pharaon? Il serait rentré vaincu de son expédition qu’il ne serait pas plus morose et plus sombre.» Si, au lieu d’avoir remporté dix victoires, tué vingt mille ennemis, ramené deux mille vierges choisies parmi les plus belles, rapporté cent charges de poudre d’or, mille charges de bois d’ébène et de dents d’éléphant, sans compter les productions rares et les animaux inconnus, Pharaon eût vu son armée taillée en pièces, ses chars de guerre renversés et brisés, et se fût sauvé seul de la déroute sous une nuée de flèches, poudreux, sanglant, prenant les rênes des mains de son cocher mort à côté de lui, il n’eût pas eu, certes, un visage plus morne et plus désespéré. Après tout, la terre d’Égypte est fertile en soldats; d’innombrables chevaux hennissent et fouillent le sol du pied dans les écuries du palais, et les ouvriers ont bientôt courbé le bois, fondu le cuivre, aiguisé l’airain! La fortune des combats est changeante; un désastre se répare! mais avoir souhaité une chose qui ne s’était pas accomplie sur-le-champ, rencontré un obstacle entre sa volonté et la réalisation de cette volonté, lancé comme une javeline un désir qui n’avait pas atteint le but:
voilà ce qui étonnait ce Pharaon dans les zones supérieures de sa toute-puissance! Un instant il eut l’idée qu’il n’était qu’un homme!
Il errait donc par les vastes cours, suivant les dromos de colonnes géantes, passant sous les pylônes démesurés, entre les obélisques élancés d’un seul jet et les colosses qui le regardaient de leurs grands yeux effarés; il parcourait la salle hypostyle et se perdait à travers la forêt granitique de ses cent soixante-deux colonnes hautes et fortes comme des tours. Les figures de dieux, de rois et d’êtres symboliques peintes sur les murailles semblaient fixer sur lui l’œil inscrit de face en lignes noires sur leur masque de profil, les uraeus se tordre et gonfler leur gorge, les divinités ibiocéphales allonger leur col, les globes dégager des corniches leurs ailes de pierre et les faire palpiter. Une vie étrange et fantastique animait ces représentations bizarres, peuplant d’apparences vivantes la solitude de la salle énorme, grande à elle seule comme un palais tout entier. Ces divinités, ces ancêtres, ces monstres chimériques, dans leur immobilité éternelle, étaient surpris de voir le Pharaon, ordinairement aussi calme qu’eux mêmes, aller, venir, comme si ses membres fussent de chair, et non de porphyre ou de basalte.
Las de tourner dans ce monstrueux bois de colonnes soutenant un ciel de granit, comme un lion qui cherche la piste de sa proie et flaire de son mufle froncé le sable mobile du désert, Pharaon monta sur une terrasse du palais, s’allongea sur un lit bas et fit appeler Timopht.
Timopht parut et s’avança du haut de l’escalier jusqu’au Pharaon en se prosternant à chaque pas. Il redoutait la colère du maître dont un instant il avait espéré la faveur. L’habileté déployée à découvrir la demeure de Tahoser suffirait-elle pour faire excuser le crime d’avoir perdu la trace de cette belle fille.
Relevant un genou et laissant l’autre ployé, Timopht étendit ses bras vers le roi avec un geste suppliant.
«O roi, ne me fais pas mourir ni battre outre mesure; la belle Tahoser, fille de Pétamounoph, sur laquelle ton désir a daigné descendre comme un épervier qui fond sur une colombe, se retrouvera sans doute, et quand, de retour à sa demeure, elle verra tes magnifiques présents, son cœur sera touché, et, d’elle-même, elle viendra, parmi les femmes qui habitent ton gynécée, prendre la place que tu lui assigneras.