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Assise au chevet du lit, Ra’hel suivait les mouvements de physionomie de Tahoser, s’inquiétant lorsqu’elle voyait les traits de la jeune malade se contracter et prendre une expression douloureuse, se rassérénant quand le calme lui revenait; Thamar, accroupie en face de sa maîtresse, observait aussi la fille du prêtre; mais sa figure exprimait moins de bienveillance. Des instincts vulgaires se lisaient dans les rides de son front bas, pressé par la large bandelette de la coiffure israélite; ses yeux, éclatants encore malgré l’âge, pétillaient de curiosité interrogative dans leurs orbites de rides brunes; son nez osseux, luisant et recourbé comme le bec d’un gypaète, semblait subodorer des secrets, et ses lèvres remuées silencieusement avaient l’air de préparer des questions.

Cette inconnue ramassée à la porte de la cabane l’intriguait vivement; d’où venait-elle? comment se trouvait-elle là? dans quel but? qui pouvait-elle être? Telles étaient les demandes que se posait Thamar, et auxquelles, à son grand regret, elle n’imaginait pas de réponses satisfaisantes. Il faut dire aussi que Thamar, comme toutes les vieilles femmes, avait une prévention contre la beauté; et, sous ce rapport, Tahoser lui déplaisait. La fidèle servante pardonnait à sa maîtresse seulement d’être jolie, et cette beauté, elle la considérait comme sienne: elle en était fière et jalouse.

Voyant que Ra’hel gardait le silence, la vieille se leva, vint s’asseoir près d’elle, et faisant clignoter ses yeux, dont la paupière bistrée s’abaissait et s’élevait comme une aile de chauve-souris, elle lui dit à voix basse et en langue hébraïque:

«Maîtresse, je n’augure rien de bon de cette femme.

– Et pourquoi, Thamar? répondit Ra’hel sur le même ton et dans le même idiome.

– Il est singulier, reprit la défiante Thamar, qu’elle se soit évanouie là, et non ailleurs.

– Elle s’est affaissée à l’endroit où le mal l’a prise.» La vieille hocha la tête d’un air de doute.

«Croirais-tu, dit la bien-aimée de Poëri, que son évanouissement n’était pas réel? Le paraschiste eût pu lui inciser le flanc de sa pierre tranchante, tellement elle ressemblait à un cadavre. Ce regard éteint, ces lèvres pâles, ces joues décolorées, ces membres inertes, cette peau froide comme celle d’une morte, tout cela ne se contrefait pas.

– Non sans doute, reprit Thamar, quoiqu’il y ait des femmes assez habiles pour feindre tous ces symptômes dans un intérêt quelconque, de manière à tromper les plus clairvoyants. Je pense que cette jeune fille avait en effet perdu connaissance.

– Alors sur quoi portent tes soupçons?

– Comment se trouvait-elle là, au milieu de la nuit, dans ce quartier lointain, habité seulement par les pauvres captifs de notre tribu, que le méchant Pharaon emploie à faire des briques, sans vouloir leur donner la paille pour cuire l’argile moulée? Quel motif amenait cette Égyptienne autour de nos misérables cabanes? Pourquoi son vêtement était-il trempé comme si elle sortait d’une piscine ou d’un fleuve?

– Je l’ignore comme toi, répondit Ra’hel.

– Si c’était une espionne de nos maîtres? dit la vieille, dont les yeux fauves s’allumèrent d’un éclair de haine. De grandes choses se préparent; qui sait si l’éveil n’a pas été donné?

– Comment cette jeune fille malade pourrait-elle nous nuire? elle est entre nos mains, faible, isolée et gisante:

nous pouvons d’ailleurs, à la moindre apparence suspecte, la retenir prisonnière jusqu’au jour de la délivrance.

– En tout cas, il faut s’en défier; regarde comme ses mains sont délicates et douces.» Et la vieille Thamar souleva un des bras de Tahoser endormie.

«En quoi la finesse de sa peau peut-elle nous mettre en danger?

– O jeunesse imprudente! dit Thamar; à jeunesse folle, qui ne sait rien voir, et qui marche dans la vie pleine de confiance, sans croire aux embûches, à la ronce cachée sous l’herbe, au charbon couvert de cendres et qui caresserait volontiers la vipère, prétendant que ce n’est qu’une couleuvre! Comprends donc, Ra’hel, et dessille tes yeux. Cette femme n’appartient pas à la classe dont elle semble faire partie; son pouce ne s’est pas aplati sur le fil du fuseau!

et cette petite main, adoucie par les pâtes et les aromates, n’a jamais travaillé; cette misère est un déguisement.» Les paroles de Thamar parurent faire impression sur Ra’hel; elle examina Tahoser avec plus d’attention.

La lampe versait sur elle ses rayons tremblotants, et les formes pures de la fille du prêtre se dessinaient à la jaune clarté dans l’abandon du sommeil. Le bras que Thamar avait soulevé reposait encore sur le manteau de laine rayée, rendu plus blanc par le contraste de l’étoffe sombre; au poignet s’arrondissait le bracelet en bois de santal, parure grossière de la cocluetterie pauvre, mais si l’ornement était rude et mal ciselé, la chair, en effet, semblait avoir été pétrie dans le bain parfumé de la richesse. Ra’hel vit alors combien Tahoser était belle; mais cette découverte ne fit naître aucun mauvais sentiment dans son cœur. Celte beauté l’attendrit au lieu de l’irriter comme Thamar. Elle ne put croire que cette perfection cachât une âme abjecte et perfide, et en cela sa jeune candeur jugeait mieux que l’antique expérience de sa suivante.

Le jour parut enfin, et la fièvre de Tahoser s’accrut; elle eut quelques instants de délire suivis de longues somnolences.

«Si elle allait mourir ici, disait Thamar, on nous accuserait de l’avoir tuée.

– Elle ne mourra pas, répondit Ra’hel en approchant des lèvres de la jeune malade que la soif brûlait une coupe d’eau pure.

– J’irais de nuit jeter le corps au Nil, continuait l’obstinée Thamar, et les crocodiles se chargeraient de le faire disparaître.» La journée se passa; la nuit vint, et, à l’heure accoutumée, Poëri, ayant fait le signal convenu, parut comme la veille sur le seuil de la cabane. Ra’hel vint au-devant de lui le doigt sur la bouche, lui faisant signe de garder le silence et de baisser la voix, car Tahoser dormait.

Poëri, que Ra’hel prit par la main pour le conduire au lit où reposait Tahoser, reconnut aussitôt la fausse Hora, dont la disparition le préoccupait surtout depuis la visite de Timopht, qui la cherchait au nom de son maître.

Un vif étonnement se peignit sur ses traits lorsqu’il se releva, après s’être penché sur le lit pour bien s’assurer que là gisait réellement la jeune fille qu’il avait accueillie, car il ne pouvait concevoir comment elle se trouvait en cet endroit.

Cette surprise alla au cœur de Ra’heclass="underline" elle se plaça devant Poëri pour lire de plus près la vérité dans ses yeux, lui mit les mains sur les épaules, et, le pénétrant du regard, lui dit d’une voix sèche et brève, contrastant avec sa parole douce d’ordinaire comme un roucoulement de tourterelle:

«Tu la connais donc?» La figure de Thamar s’était contractée en une grimace de satisfaction; elle était fière de sa perspicacité, et presque contente de voir ses soupçons à l’endroit de l’étrangère en partie réalisés.

«Oui», répondit simplement Poëri.

Les yeux de charbon de la servante pétillèrent de curiosité maligne.