La figure de Ra’hel reprit son expression de sécurité; elle ne doutait plus de son amant.
Poëri lui raconta qu’une jeune fille, se donnant le nom d’Hora, s’était présentée chez lui en suppliante, qu’il l’avait accueillie comme on doit le faire de tout hôte; que, le lendemain, elle manquait parmi les servantes, et qu’il ne pouvait s’expliquer comment elle se retrouvait là; il ajouta aussi que des émissaires de Pharaon cherchaient partout Tahoser, la fille du grand prêtre Pétamounoph, disparue de son palais.
«Tu vois bien que j’avais raison, maîtresse, dit Thamar d’un ton de triomphe; Hora et Tahoser sont la même personne.
– Cela est possible, répondit Poëri. Mais il y a ici plusieurs mystères que ma raison ne s’explique pas: d’abord, pourquoi Tahoser (si c’est elle) aurait-elle pris ce déguisement? et ensuite par quel prodige rencontré-je ici cette jeune fille que j’ai laissée hier soir de l’autre côté du Nil, et qui, certes, ne pouvait savoir où j’allais?
– Elle t’a suivi sans doute, dit Ra’hel.
– Il n’y avait, j’en suis sûr, à cette heure, d’autre barque sur le fleuve que la mienne.
– C’est donc pour cela que ses cheveux ruisselaient et que sa robe était trempée; elle aura traversé le Nil à la nage.
– En effet, il m’a semblé un instant entrevoir dans l’obscurité une tête humaine au-dessus de l’eau.
– C’était elle, la pauvre enfant, dit Ra’hel, son évanouissement et sa fatigue le prouvent; car, après ton départ, je l’ai relevée étendue sans connaissance en dehors de cette cabane.
– Les choses doivent en effet s’être passées de la sorte, dit le jeune homme. Je vois bien les actions, mais je n’en comprends pas les motifs.
– Je vais te les expliquer, dit en souriant Ra’hel, quoique je ne sois qu’une pauvre ignorante et qu’on te compare pour la science à ces prêtres d’Égypte qui étudient nuit et jour au fond de sanctuaires chamarrés d’hiéroglyphes mystérieux, dont eux seuls pénètrent les sens profonds; mais quelquefois les hommes, si occupés de l’astronomie, de la musique et des nombres, ne devinent pas ce qui se passe dans le cœur des jeunes filles. Ils voient au ciel une étoile lointaine et ne remarquent pas un amour tout près d’eux: Hora, ou plutôt Tahoser, car c’est elle, a pris ce déguisement pour s’introduire dans ta maison, pour vivre près de toi; jalouse, elle s’est glissée dans l’ombre derrière tes pas; au risque d’être dévorée par les crocodiles du fleuve, elle a traversé le Nil; arrivée ici, elle nous a épiés par quelque fente de la muraille et n’a pu supporter le spectacle de notre bonheur. Elle t’aime parce que tu es très beau, très fort et très doux; mais cela m’est bien égal, puisque tu ne l’aimes pas. As-tu compris, maintenant?» Une légère rougeur monta aux joues de Poëri; il craignait que Ra’hel ne fût irritée et ne parlât ainsi pour lui tendre un piège; mais le regard de Ra’hel, lumineux et pur, ne trahissait aucune arrière-pensée. Elle n’en voulait pas à Tahoser d’aimer celui qu’elle aimait elle-même.
A travers les fantômes de ses rêves, Tahoser aperçut Poëri debout auprès d’elle. Une joie extatique se peignit sur sa figure, et, se soulevant à demi, elle saisit la main pendante du jeune homme pour la porter à ses lèvres.
«Ses lèvres brûlent, dit Poëri en retirant sa main.
– D’amour autant que de fièvre, fit Ra’hel; mais elle est vraiment malade; si Thamar allait chercher Mosché? il est plus savant que les sages et les devins de Pharaon, dont il imite tous les prodiges; il connaît la vertu des plantes et sait en composer des breuvages qui ressusciteraient les morts; il guérira Tahoser, car je ne suis pas assez cruelle pour vouloir qu’elle perde la vie.» Thamar partit en rechignant, et bientôt elle revint suivie d’un vieillard de haute stature, dont l’aspect majestueux commandait le respect: une immense barbe blanche descendait à flots sur sa poitrine, et de chaque côté de son front deux protubérances énormes accrochaient et retenaient la lumière; on eût dit deux cornes ou deux rayons. Sous ses épais sourcils ses yeux brillaient comme des flammes. Il avait l’air, malgré ses habits simples, d’un prophète ou d’un dieu.
Mis au fait par Poëri, il s’assit près de la couche de Tahoser, et dit en étendant les mains sur elle: «Au nom de celui qui peut tout et près de qui les autres dieux ne sont que des idoles et des démons, quoique tu n’appartiennes pas à la race élue du Seigneur, jeune fille, sois guérie!»
XII
Le grand vieillard se retira d’un pas lent et solennel, faisant comme une lueur après lui. Tahoser, surprise de se sentir abandonnée subitement par le mal, promenait ses yeux autour de la chambre, et bientôt, se drapant de l’étoffe dont la jeune Israélite l’avait couverte, elle glissa ses pieds à terre et s’assit au bord du lit: la fatigue et la fièvre avaient complètement disparu. Elle était fraîche comme après un long repos, et sa beauté rayonnait dans toute sa pureté. Chassant de ses petites mains les masses tressées de sa coiffure derrière ses oreilles, elle dégagea sa figure illuminée d’amour, comme si elle eût voulu que Poëri pût y lire. Mais, voyant qu’il restait immobile près de Ra’hel, sans l’encourager d’un signe ou d’un regard, elle se leva lentement, s’avança près de la jeune Israélite et lui jeta éperdument les bras autour du col.
Elle resta ainsi, la tête cachée dans le sein de Ra’hel, lui mouillant en silence la poitrine de larmes tièdes.
Quelquefois un sanglot qu’elle ne pouvait réprimer la faisait convulsivement tressaillir, et la secouait sur le cœur de sa Rivale; cet abandon entier, cette désolation franche touchèrent Ra’hel, Tahoser s’avouait vaincue, et implorait sa pitié par des supplications muettes, faisant appel aux générosités de la femme.
Ra’hel, émue, l’embrassa et lui dit: «Sèche tes pleurs et ne te désole pas de la sorte. Tu aimes Poëri; eh bien! aime-le: je ne serai pas jalouse. Yacoub, un patriarche de notre race, eut deux femmes: l’une s’appelait Ra’hel comme moi, et l’autre Lia; Yacoub préférait Ra’hel, et cependant Lia, qui n’avait pas ta beauté, vécut heureuse près de lui.» Tahoser s’agenouilla aux pieds de Ra’hel et lui baisa la main; Ra’hel la releva et lui entoura amicalement le corps d’un de ses bras.
C’était un groupe charmant que celui formé par ces deux femmes de races différentes dont elles résumaient la beauté.
Tahoser, élégante, gracieuse et fine comme une enfant grandie trop vite; Ra’hel, éclatante, forte et superbe dans sa maturité précoce.
«Tahoser, dit Poëri, car c’est là ton nom, je pense, Tahoser, fille du grand prêtre Pétamounoph…» La jeune fille fit un signe d’acquiescernent.
«Comment se fait-il que toi qui vis à Thèbes dans un riche palais, entourée d’esclaves, et que les plus beaux parmi les Égyptiens désirent, tu aies choisi, pour l’aimer, le fils d’une race réduite en esclavage, un étranger qui ne partage pas ta croyance, et dont une si grande distance te sépare?» Ra’hel et Tahoser sourirent, et la fille du grand prêtre répondit:
«C’est précisément pour cela.
– Quoique je sois en faveur auprès du Pharaon, intendant du domaine, et portant des cornes dorées dans les fêtes de l’agriculture, je ne puis m’élever à toi; aux yeux des Égyptiens, je ne suis qu’un esclave, et tu appartiens à la caste sacerdotale la plus haute, la plus vénérée. Si tu m’aimes, et je n’en puis douter, il faut descendre de ton rang…