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– Ne m’étais-je pas déjà faire ta servante? Hora n’avait rien gardé de Tahoser, pas même les colliers d’émaux et les calasiris de gaze transparente; aussi tu m’as trouvée laide.

– Il faut renoncer à ton pays et me suivre aux régions inconnues à travers le désert, où le soleil brûle, où le vent de feu souffle, où le sable mobile mêle et confond les chemins, où pas un arbre ne pousse, où ne sourd aucune fontaine, parmi les vallées d’égarement et de perdition, semées d’os blanchis pour jalons de route.

– J’irai, dit tranquillement Tahoser.

– Ce n’est pas assez, continua Poëri: tes dieux ne sont pas les miens, tes dieux d’airain, de basalte et de granit que façonna la main de l’homme, monstrueuses idoles à tête d’épervier, de singe, d’ibis, de vache, de chacal, de lion, qui prennent des masques de bête comme s’ils étaient gênés par la face humaine où brille le reflet de Jéhovah. Il est dit:

«Tu n’adoreras ni la pierre, ni le bois, ni le métal.» Au fond de ces temples énormes cimentés avec le sang des races opprimées, ricanent hideusement accroupis d’impurs démons qui usurpent les libations, les offrandes et les sacrifices: un seul Dieu, infini, éternel, sans forme, sans couleur, suffit à remplir l’immensité des cieux que vous peuplez d’une multitude de fantômes. Notre Dieu nous a créés, et c’est vous qui créez vos dieux.» Quelque éprise que Tahoser fût de Poëri, ces paroles produisirent sur elle un étrange effet, et elle se recula épouvantée. Fille d’un grand prêtre, elle était habituée à vénérer ces dieux que le jeune Hébreu blasphémait avec tant d’audace; elle avait offert sur leurs autels des bouquets de lotus et brûlé des parfums devant leurs images impassibles: étonnée et ravie, elle s’était promenée à travers leurs temples bariolés d’éclatantes peintures. Elle avait vu son père accomplir les rites mystérieux, elle avait suivi les collèges de prêtres qui portaient la bari symbolique par les propylées énormes et les interminables dromos de sphinx, admiré non sans terreur les psychostasis où l’âme tremblante comparaît devant Osiris armé du fouet et du pedum, et contemplé d’un œil rêveur les fresques représentant les figures emblématiques voyageant vers les régions occidentales: elle ne pouvait renoncer ainsi à ses croyances.

Elle se tut quelques minutes, hésitant entre la religion et l’amour; l’amour l’emporta, et elle dit:

«Tu m’expliqueras ton Dieu, et je tâcherai de le comprendre.

– C’est bien, dit Poëri, tu seras ma femme; en attendant, reste ici, car le Pharaon, sans doute amoureux de toi, te fait chercher par ses émissaires; il ne te découvrira pas sous cet humble toit, et dans quelques jours nous serons hors de sa puissance. Mais la nuit s’avance, il faut que je parte.» Poëri s’éloigna, et les deux femmes, couchées l’une près de l’autre sur le petit lit, s’endormirent bientôt, se tenant par la main comme deux sœurs.

Thamar, qui pendant la scène précédente s’était tenue blottie dans un coin de la chambre comme une chauve-souris accrochée à un angle par les ongles de ses membranes, marmottant des paroles entrecoupées et contractant les rides de son front bas, déplia ses membres anguleux, se dressa sur ses pieds, et, se penchant vers le lit, écouta la respiration des deux dormeuses. Lorsqu’à la régularité de leur souffle elle fut convaincue que leur sommeil était profond, elle se dirigea du côté de la porte, suspendant ses pas avec des précautions infinies.

Arrivée dehors, elle s’élança d’un pas rapide dans la direction du Nil, secouant les chiens qui se suspendaient par les dents aux bords de sa tunique, ou les traînant quelques pas dans la poussière jusqu’à ce qu’ils lâchassent prise; d’autres fois elle les regardait avec des yeux si flamboyants qu’ils reculaient en poussant des abois plaintifs et la laissaient passer.

Elle eut bientôt franchi les espaces dangereux et déserts qu’habitent la nuit les membres de l’association des voleurs, et pénétra dans les quartiers opulents de Thèbes; trois ou quatre rues, bordées de hauts édifices dont les ombres se projetaient par grands angles, la conduisirent à l’enceinte du palais qui était le but de sa course.

Il s’agissait d’y entrer, et la chose n’était pas facile à cette heure de nuit pour une vieille servante israélite, les pieds blancs de poussière et vêtue de haillons douteux.

Elle se présenta au pylône principal, devant lequel veillent accroupis cinquante criosphinx rangés sur deux lignes, comme des monstres prêts à broyer entre leurs mâchoires de granit les imprudents qui voudraient forcer le passage.

Les sentinelles l’arrêtèrent et la frappèrent rudement du bois de leurs javelines, puis ils lui demandèrent ce qu’elle voulait.

«Je veux voir Pharaon, répondit la vieille en se frottant le dos.

– Très bien… c’est cela… déranger, pour cette sorcière, Pharaon, favori de Phré, préféré d’Ammon-Ra, conculcateur des peuples!» firent les soldats en se tenant les côtes de rire.

Thamar répéta opiniâtrement: «Je veux voir Pharaon tout de suite.

– Le moment est bien choisi! Pharaon a tué tantôt à coups de sceptre trois messagers; il se tient sur sa terrasse, immobile et sinistre comme Typhon, dieu du mal», dit un soldat daignant descendre à quelque explication.

La servante de Ra’hel essaya de forcer la consigne; les javelines lui tombèrent en cadence sur la tête comme des marteaux de l’enclume.

Elle se mit à pousser des cris d’orfraie plumée vive.

Au tumulte, un oëris accourut; les soldats cessèrent de battre Thamar.

«Que prétend cette femme, dit l’oëris, et pourquoi la frappez-vous de la sorte?

– Je veux voir Pharaon! s’écria Thamar se traînant aux genoux de l’officier.

– Impossible, répondit l’oëris, quand même, au lieu d’être une misérable, tu serais un des plus hauts personnages du royaume.

– Je sais où est Tahoser», lui chuchota la vieille, accentuant chaque syllabe.

L’oëris, à ces mots, prit Thamar par la main, lui fit franchir le premier pylône, et la conduisit, à travers l’allée de colonnes et la salle hypostyle, dans la seconde cour, où s’élève le sanctuaire de granit, précédé de deux colonnes à chapiteaux de lotus; là, appelant Timopht, il lui remit Thamar.

Timopht conduisit la servante sur la terrasse où se tenait Pharaon, morne et silencieux.

«Ne lui parle que hors de portée de son sceptre», recommanda Timopht à l’Israélite.

Dès qu’elle aperçut le roi dans l’ombre, Thamar se laissa tomber la face contre les dalles à côté des corps qu’on n’avait point relevés, et bientôt, se redressant, elle dit d’une voix assurée:

«O Pharaon! ne me tue pas, j’apporte une bonne nouvelle.

– Parle sans crainte, répondit le roi, dont la fureur était calmée.

– Cette Tahoser, que tes messagers ont cherchée aux quatre points du vent, je connais sa retraite.» Au nom de Tahoser, Pharaon se leva tout d’une pièce et fit quelques pas vers Thamar toujours agenouillée.

«Si tu dis vrai, tu peux prendre dans mes chambres de granit tout ce que tu seras capable de soulever d’or et de choses précieuses.

– Je te la livrerai, sois tranquille», dit la vieille avec un rire strident.

Quel motif avait poussé Thamar à dénoncer au Pharaon la retraite où se cachait la fille du prêtre? Elle voulait empêcher une union qui lui déplaisait; elle avait pour la race d’Égypte une haine aveugle, farouche, irraisonnée, presque bestiale, et l’idée de briser le cœur de Tahoser lui souriait, une fois aux mains de Pharaon, la rivale de Ra’hel ne pouvait plus s’échapper; les murs de granit du palais sauraient garder leur proie.