«Où est-elle? dit Pharaon; désigne l’endroit, je veux la voir sur-le-champ.
– Majesté, moi seule peux te guider; je connais les détours de ces quartiers immondes où le plus humble de tes serviteurs dédaignerait de mettre le pied. Tahoser est là, dans une cabane de terre mêlée de paille, que rien ne distingue des huttes qui l’avoisinent, parmi les tas de briques que les Hébreux moulent pour toi, hors des habitations régulières de la ville.
– Bien, je me fie à toi; Timopht, fais atteler un char.» Timopht disparut.
Bientôt l’on entendit rouler les roues sur les dalles de la cour et piétiner les chevaux que les écuyers attachaient au joug.
Pharaon descendit, suivi de Thamar.
Il s’élança sur le char, prit les rênes, et, comme Thamar hésitait: «Allons, monte», dit-il; il clappa de la langue, et les chevaux partirent. Les échos, réveillés, répétèrent le bruit des roues, qui retentirent comme un tonnerre sourd, au milieu du silence nocturne, par les salles vastes et profondes.
Cette vieille hideuse, s’accrochant de ses doigts osseux au rebord du char, à côté de ce Pharaon de stature colossale et semblable à un dieu, formait un étrange spectacle qui, heureusement, n’avait pour témoin que les étoiles scintillant dans le bleu noir du ciel; placée ainsi, elle ressemblait à un de ces mauvais génies à configuration monstrueuse qui accompagnent les âmes coupables aux enfers. Les passions rapprochent ceux qui ne devraient jamais se rencontrer.
«Est-ce par ici? dit Pharaon à la servante, au bout d’une rue qui se bifurquait.
– Oui», répondit Thamar, en étendant sa main sèche dans la bonne direction.
Les chevaux, excités par le fouet, se précipitaient en avant, et le char sautait sur les pierres avec un bruit d’airain.
Pendant ce temps, Tahoser dormait près de Ra’heclass="underline" un rêve bizarre hantait son sommeil.
Il lui semblait être dans un temple d’une grandeur immense; d’énormes colonnes d’une hauteur prodigieuse soutenaient un plafond bleu constellé d’étoiles comme le ciel; d’innombrables lignes d’hiéroglyphes montaient et descendaient le long des murailles, entre les panneaux de fresques symboliques bariolés de couleurs lumineuses. Tous les dieux de l’Égypte s’étaient donné rendez-vous dans ce sanctuaire universel, non pas en effigies d’airain, de basalte ou de porphyre, mais sous les formes vivantes. Au premier rang étaient assis les dieux super-célestes, Knef, Bouto, Phta, PanMendès, Hâthor, Phré, Isis; ensuite venaient douze dieux célestes, six dieux mâles: Rempha, Pi-Zéous, Ertosi, Pi-Hermès, Imuthès; et six dieux femelles: la Lune, l’Ether, le Feu, l’Air, l’Eau, la Terre. Derrière eux fourmillaient, foule indistincte et vague, les trois cent soixante-cinq Décans ou démons familiers de chaque jour. Ensuite apparaissaient les divinités terrestres: le second Osiris Haroéri, Typhon, la deuxième Isis, Nephtys, Anubis à la tête de chien, Thoth, Busiris, Bubastis, le grand Sérapis. Au-delà, dans l’ombre, s’ébauchaient les idoles à formes animales: bœufs, crocodiles, ibis, hippopotames. Au milieu du temple, dans son cartonnage ouvert, gisait le grand prêtre, Pétamounoph, qui, la face démaillotée, regardait d’un air ironique cette assemblée étrange et monstrueuse. Il était mort, mais il vivait et parlait, comme cela arrive souvent en rêve, et il disait à sa fille:
«Interroge-les, et demande-leur s’ils sont des dieux.» Et Tahoser allait posant à chacun la question, et tous répondaient: «Nous ne sommes que des nombres, des lois, des forces, des attributs, des effluves et des pensées de Dieu; mais aucun de nous n’est le vrai Dieu.» Et Poëri paraissait sur le seuil du temple et, prenant Tahoser par la main, la conduisait vers une lumière si vive qu’auprès le soleil eût paru noir, et au milieu de laquelle scintillaient dans un triangle des muts inconnus.
Cependant le char de Pharaon volait à travers les obstacles, et les essieux rayaient les murs aux passages étroits.
«Modère tes chevaux, dit Thamar au Pharaon; le fracas des roues dans cette solitude et ce silence pourrait donner l’éveil à la fugitive, et elle t’échapperait encore.» Pharaon, trouvant le conseil judicieux, ralentit, malgré son impatience, l’allure impétueuse de son attelage.
«C’est là, dit Thamar, j’ai laissé la porte ouverte; entre, et je garderai les chevaux.» Le roi descendit du char, et, baissant la tête, pénétra dans la cabane.
La lampe brûlait encore et versait sa clarté mourante sur le groupe des deux jeunes filles endormies.
Pharaon prit Tahoser dans ses bras robustes et se dirigea vers la porte de la hutte.
Quand la fille du prêtre s’éveilla et qu’elle vit flamboyer près de son visage la face étincelante du Pharaon, elle crut d’abord que c’était une fantasmagorie de son rêve transformé; mais l’air de la nuit qui la vint frapper au visage lui rendit bientôt le sentiment de la réalité. Folle d’épouvante, elle voulut crier, appeler au secours: sa voix ne put jaillir de son gosier. Qui d’ailleurs lui eût porté aide contre Pharaon?
D’un bond, le roi sauta sur son char, passa les rênes autour de ses reins et, serrant sur son cœur Tahoser demi-morte, il lança ses coursiers au galop vers le palais du Nord.
Thamar se glissa comme un reptile dans la cabane, s’accroupit à sa place accoutumée et contempla avec un regard presque aussi tendre que celui d’une mère sa chère Ra’hel, qui dormait toujours.
XIII
Le courant d’air frais que produisait le mouvement rapide du char fit bientôt revenir Tahoser à la vie. Pressée et comme écrasée contre la poitrine du Pharaon par deux bras de granit, elle avait à peine la place d’un battement pour son cœur et sur sa gorge pantelante s’imprimaient les durs colliers d’émaux. Les chevaux, auxquels le roi rendait les rênes en se pendant vers le bord du char, se précipitaient avec furie; les roues tourbillonnaient, les plaques d’airain sonnaient, les essieux enflammés fumaient. Tahoser, effarée, voyait vaguement, comme à travers un rêve, s’envoler à droite et à gauche des formes confuses de constructions, de masses d’arbres, de palais, de temples, de pylônes, d’ubélisques, de colosses rendus fantastiques et terribles par la nuit. Quelles pensées pouvaient traverser son esprit pendant cette course effrénée?
Elle n’avait pas plus d’idées que la culombe palpitante aux serres du faucon qui l’emporte dans son aire; une terreur muette la stupéfiait, glaçait son sang, suspendait ses facultés.
Ses membres flottaient inertes, sa volonté était dénouée comme ses muscles, et, si les bras du Pharaon ne l’eussent retenue, elle aurait glissé et se serait ployée au fond du char comme une étoffe qu’on abandonne. Deux fois elle crut sentir sur sa joue un souffle ardent et deux lèvres de flamme, elle n’essaya pas de détourner la tête; l’épouvante chez elle avait tué la pudeur. A un heurt violent du char contre une pierre, un obscur instinct de conservation lui fit crisper les mains sur l’épaule du roi et se serrer contre lui, puis elle s’abandonna de nouveau et pesa de tout son poids bien léger, sur ce cercle de chair qui la meurtrissait.
L’attelage s’engagea dans un dromos de sphinx au bout duquel s’élevait un gigantesque pylône couronné d’une corniche où le globe emblématique déployait son envergure; la nuit, déjà moins opaque, permit à la fille du prêtre de reconnaître le palais du roi. Alors le désespoir s’empara d’elle; elle se débattit, elle essaya de se débarrasser de l’étreinte qui l’enlaçait, elle appuya ses mains frêles sur la dure poitrine du Pharaon, raidissant les bras, se renversant sur le bord du char. Efforts inutiles, lutte insensée! son ravisseur souriant la ramenait d’une pression irrésistible et lente contre son cœur, comme s’il eût voulu l’y incruster; elle se mit à crier, un baiser lui ferma la bouche.