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Certes, beaucoup de femmes très belles étaient entrées dans le gynécée de Pharaon; mais aucune n’était comparable à Tahoser, et les prunelles du roi dardaient des flammes si vives qu’elle fut obligée de baisser les yeux, n’en pouvant supporter l’éclat.

En son cœur Tahoser était orgueilleuse d’avoir excité l’amour de Pharaon: car quelle est la femme, si parfaite qu’elle soit, qui n’ait pas de vanité? Pourtant elle eût préféré suivre au désert le jeune Hébreu. Le roi l’épouvantait, elle se sentait éblouie des splendeurs de sa face, et ses jambes se dérobaient sous elle. Pharaon, qui vit son trouble, la fit asseoir à ses pieds sur un coussin rouge brodé et orné de houppes.

«O Tahoser, dit-il en la baisant sur les cheveux, je t’aime.

Quand je t’ai vue du haut de mon palanquin de triomphe porté au-dessus du front des hommes par les oëris, un sentiment inconnu est entré dans mon âme. Moi, que les désirs préviennent, j’ai désiré quelque chose; j’ai compris que je n’étais pas tout. Jusque-là j’avais vécu solitaire dans ma toute-puissance, au fond de mes gigantesques palais, entouré d’ombres souriantes qui se disaient des femmes et ne produisaient pas plus d’impression sur moi que les figures peintes des fresques. J’écoutais au loin bruire et se plaindre vaguement les nations sur la tête desquelles j’essuyais mes sandales ou que j’enlevais par leurs chevelures, comme me représentent les bas-reliefs symboliques des pylônes, et, dans ma poitrine froide et compacte comme celle d’un dieu de basalte, je n’entendais pas le battement de mon cœur. Il me semblait qu’il n’y eût pas sur terre un être pareil à moi et qui pût m’émouvoir; en vain de mes expéditions chez les nations étrangères je ramenais des vierges choisies et des femmes célèbres dans leur pays à cause de leur beauté: je les jetais là comme des fleurs, après les avoir respirées un instant. Aucune ne me faisait naître l’idée de la revoir. Présentes, je les regardais à peine; absentes, je les avais aussitôt oubliées. Twéa, Taïa, Amensé, Hont-Reché, que j’ai gardées par le dégoût d’en chercher d’autres qui m’eussent le lendemain été aussi indifférentes que celles-là, n’ont jamais été entre mes bras que des fantômes vains, que des formes parfumées et gracieuses, que des êtres d’une autre race, auxquels ma nature ne pouvait s’associer, pas plus que le léopard ne peut s’unir à la gazelle, l’habitant des airs à l’habitant des eaux; et je pensais que, placé par les dieux en dehors et au-dessus des mortels, je ne devais partager ni leurs douleurs ni leurs joies. Un immense ennui, pareil à celui qu’éprouvent sans doute les momies qui, emmaillotées de bandelettes, attendent dans leurs cercueils, au fond des hypogées, que leur âme ait accompli le cercle des migrations, s’était emparé de moi sur mon trône, où souvent je restais les mains sur mes genoux comme un colosse de granit, songeant à l’impossible, à l’infini, à l’éternel. Bien des fois j’ai pensé à lever le voile d’Isis, au risque de tomber foudroyé aux pieds de la déesse. «Peut-être, me disais-je, cette figure mystérieuse est-elle la figure que je rêve, celle qui doit m’inspirer de l’amour. Si la terre me refuse le bonheur, «j’escaladerai le ciel…» Mais je t’ai aperçue; j’ai éprouvé un sentiment bizarre et nouveau; j’ai compris qu’il existait en dehors de moi un être nécessaire, impérieux, fatal dont je ne saurais me passer, et qui avait le pouvoir de me rendre malheureux. J’étais un roi, presque un dieu; à Tahoser!

tu as fait de moi un homme!» Jamais peut-être Pharaon n’avait prononcé un si long discours. Habituellement un mot, un geste, un clignement d’œil lui suffisaient pour manifester sa volonté, aussitôt devinée par mille regards attentifs, inquiets. L’exécution suivait sa pensée comme l’éclair suit la foudre. Pour Tahoser, il semblait avoir renoncé à sa majesté granitique; il parlait, il s’expliquait comme un mortel.

Tahoser était en proie à un trouble singulier. Quoiqu’elle fût sensible à l’honneur d’avoir inspiré de l’amour au préféré de Phré, au favori d’Ammon-Ra, au conculcateur des peuples, à l’être effrayant, solennel et superbe, vers qui elle osait à peine lever les yeux, elle n’éprouvait pour lui aucune sympathie, et l’idée de lui appartenir lui inspirait une épouvante répulsive. A ce Pharaon qui avait enlevé son corps, elle ne pouvait donner son âme restée avec Poëri et Ra’hel, et, comme le roi paraissait attendre une réponse, elle dit:

«Comment se fait-il, à roi, que, parmi toutes les filles d’Égypte, ton regard soit tombé sur moi, que tant d’autres surpassent en beauté, en talents et en dons de toutes sortes?

Comment au milieu des touffes de lotus blancs, bleus et roses, à la corolle ouverte, au parfum suave, as-tu choisi l’humble brin d’herbe que rien ne distingue?

– Je l’ignore; mais sache que toi seule existes au monde pour moi, et que je ferai les filles de roi tes servantes.

– Et si je ne t’aimais pas? dit timidement Tahoser.

– Que m’importe? si je t’aime, répondit Pharaon; est-ce que les plus belles femmes de l’univers ne se sont pas couchées en travers de mon seuil, pleurant et gémissant, s’égratignant les joues, se meurtrissant le sein, s’arrachant les cheveux, et ne sont pas mortes implorant un regard d’amour qui n’est pas descendu? La passion d’une autre n’a jamais fait palpiter ce cœur d’airain dans cette poitrine marmoréenne; résiste-moi, hais-moi, tu n’en seras que plus charmante; pour la première fois, ma volonté rencontrera un obstacle, et je saurai le vaincre.

– Et si j’en aimais un autre?» continua Tahoser enhardie.

A cette supposition, les sourcils de Pharaon se contractèrent; il mordit violemment sa lèvre inférieure, où ses dents laissèrent des marques blanches, et il serra jusqu’à lui faire mal les doigts de la jeune fille qu’il tenait toujours; puis il se calma et dit d’une voix lente et profonde:

«Quand tu auras vécu dans ce palais, au milieu de ces splendeurs, entourée de l’atmosphère de mon amour, tu oublieras tout, comme oublie celui qui mange le népenthès.

Ta vie passée te semblera un rêve; tes sentiments antérieurs s’évaporeront comme l’encens sur le charbon de l’amschir; la femme aimée d’un roi ne se souvient plus des hommes.

Va, viens, accoutume-toi aux magnificences pharaoniques, puise à même mes trésors, fais couler l’or à flots, amoncelle les pierreries, commande, fais, défais, abaisse, élève, sois ma maîtresse, ma femme et ma reine. Je te donne l’Égypte avec ses prêtres, ses armées, ses laboureurs, son peuple innombrable, ses palais, ses temples, ses villes; fripe-la comme un morceau de gaze; je t’aurai d’autres royaumes, plus grands, plus beaux, plus riches. Si le monde ne te suffit pas, je conquerrai des planètes, je détrônerai des dieux. Tu es celle que j’aime. Tahoser, la fille de Pétamounoph, n’existe plus.»

XIV

Quand Ra’hel s’éveilla, elle fut surprise de ne pas trouver Tahoser à côté d’elle, et promena ses regards autour de la chambre, croyant que l’Égyptienne s’était déjà levée.

Accroupie dans un coin, Thamar, les bras croisés sur les genoux, la tête posée sur ses bras, oreiller osseux, dormait ou plutôt faisait semblant de dormir: car, à travers les mèches grises de sa chevelure en désordre qui ruisselaient jusqu’à terre, on eût pu entrevoir ses prunelles fauves comme celles d’un hibou, phosphorescentes de joie maligne et de méchanceté satisfaite.

«Thamar, s’écria Ra’hel, qu’est devenue Tahoser?» La vieille, comme si elle se fût éveillée en sursaut à la voix de sa maîtresse, déplia lentement ses membres d’araignée, se dressa sur ses pieds, frotta à plusieurs reprises ses paupières bistrées avec le dos de sa main jaune plus sèche que celle d’une momie, et dit d’un air d’étonnement très bien joué: