«Est-ce qu’elle n’est plus là?
– Non, répondit Ra’hel, et, si je ne voyais encore sa place creusée sur le lit à côté de la mienne, et pendue à cette cheville la robe qu’elle a quittée, je croirais que les bizarres événements de cette nuit n’étaient que les illusions d’un rêve.» Quoiqu’elle sût parfaitement à quoi s’en tenir sur la disparition de Tahoser, Thamar souleva un bout de draperie tendu à l’angle de la chambre, comme si l’Égyptienne eût pu se cacher derrière; elle ouvrit la porte de la cabane, et, debout sur le seuil, explora minutieusement du regard les environs, puis, se retournant vers l’intérieur, elle fit à sa maîtresse un signe négatif.
«C’est étrange, dit Ra’hel pensive.
– Maîtresse, dit la vieille en se rapprochant de la belle Israélite avec des façons doucereuses et câlines, tu sais que cette étrangère m’avait déplu.
– Tout le monde te déplaît, Thamar, répondit Ra’hel en souriant.
– Excepté toi, maîtresse, dit la vieille en portant à ses lèvres la main de la jeune femme.
– Oh! je le sais, tu m’es dévouée.
– Je n’ai jamais eu d’enfants, et parfois je me figure que je suis ta mère.
– Bonne Thamar! dit Ra’hel attendrie.
– Avais-je tort, continua Thamar, de trouver son apparition étrange? sa disparition l’explique. Elle se disait Tahoser, fille de Pétamounoph; ce n’était qu’un démon ayant pris cette forme pour séduire et tenter un enfant d’lsraël.
As-tu vu comme elle s’est troublée lorsque Poëri a parlé contre les idoles de pierre, de bois et de métal; et comme elle a eu de la peine à prononcer ces paroles: «Je tâcherai de croire à ton Dieu.» On eût dit que le mot lui brûlait les lèvres comme un charbon.
– Ses larmes qui tombaient sur mon cœur étaient bien de vraies larmes, des larmes de femme, dit Ra’hel.
– Les crocodiles pleurent quand ils veulent, et les hyènes rient pour attirer leur proie, continua la vieille; les mauvais esprits qui rôdent la nuit parmi les pierres et les ruines savent bien des ruses et jouent tous les rôles.
– Ainsi, selon toi, cette pauvre Tahoser n’était qu’un fantôme animé par l’enfer?
– Assurément, répondit Thamar; est-il vraisemblable que la fille du grand prêtre Pétamounoph se soit éprise de Poëri, et l’ait préféré à Pharaon, qu’on prétend amoureux d’elle?»
Ra’hel, qui ne mettait personne au monde au-dessus de Poëri, ne trouvait pas la chose si invraisemblable.
«Si elle l’aimait autant qu’elle le disait, pourquoi s’est elle sauvée lorsque, avec ton consentement, il l’admettait comme seconde épouse? C’est la condition de renoncer aux faux dieux et d’adorer Jéhovah qui a mis en fuite ce diable déguisé.
– En tout cas, dit Ra’hel, ce démon avait la voix bien douce et les yeux bien tendres.» Au fond Ra’hel n’était peut-être pas très mécontente de la disparition de Tahoser. Elle gardait tout entier le cœur dont elle avait bien voulu céder la moitié, et la gloire du sacrifice lui restait.
Sous prétexte d’aller aux provisions, Thamar sortit et se dirigea vers le palais du roi, dont sa cupidité n’avait pas oublié la promesse; elle s’était munie d’un grand sac de toile grise pour le remplir d’or.
Quand elle se présenta à la porte du palais, les soldats ne la battirent plus comme la première fois; elle avait déjà du crédit, et l’oëris de garde la fit entrer tout de suite.
Timopht la conduisit au Pharaon.
Lorsqu’il aperçut l’immonde vieille qui rampait vers son trône comme un insecte à moitié écrasé, le roi se souvint de sa promesse et donna ordre qu’on ouvrît une des chambres de granit à la Juive, et qu’on l’y laissât prendre autant d’or qu’elle en pourrait porter.
Timopht, en qui Pharaon avait confiance et qui connaissait le secret de la serrure, ouvrit la porte de pierre.
L’immense tas d’or étincela sous un rayon de soleil; mais l’éclair du métal ne fut pas plus brillant que le regard de la vieille; ses prunelles jaunirent et scintillèrent étrangement.
Après quelques minutes de contemplation éblouie, elle releva les manches de sa tunique rapiécée, mit à nu ses bras secs dont les muscles saillaient comme des cordes, et que plissaient à la saignée d’innombrables rides; puis elle ouvrit et referma ses doigts recourbés, pareils à des serres de griffon, et se lança sur l’amas de sicles d’or avec une avidité farouche et bestiale.
Elle se plongeait dans les lingots jusqu’aux épaules, les brassait, les agitait, les roulait, les faisait sauter; ses lèvres tremblaient, ses narines se dilataient, et sur son échine convulsive couraient des frissons nerveux. Enivrée, folle, secouée de trépidations et de rires spasmodiques, elle jetait des poignées d’or dans son sac en disant:
«Encore! encore! encore!» tant qu’il fut bientôt plein jusqu’à l’ouverture.
Timopht, que le spectacle amusait, la laissait faire, n’imaginant pas que ce spectre décharné pût remuer ce poids énorme; mais Thamar lia d’une corde le sommet de son sac et, à la grande surprise de l’Égyptien, le chargea sur son dos. L’avarice prêtait à cette carcasse délabrée des forces inconnues: tous les muscles, tous les nerfs, toutes les fibres des bras, du cou, des épaules, tendus à rompre, soutenaient une masse de métal qui eût fait plier le plus robuste porteur de la race Nahasi; le iront penché comme celui d’un bœuf quand le soc de la charrue a rencontré une pierre, Thamar, dont les jambes titubaient, sortit du palais, se heurtant aux murs, marchant presque à quatre pattes, car souvent elle envoyait ses mains à terre pour ne pas être écrasée sous le poids; mais enfin elle sortit, et la charge d’or lui appartenait légitimement.
Haletante, épuisée, couverte de sueur, le dos meurtri, les doigts coupés, elle s’assit à la porte du palais sur son bienheureux sac, et jamais siège ne lui parut plus moelleux.
Au bout de quelque temps elle aperçut deux Israélites qui passaient avec une civière, revenant de porter quelque fardeau; elle les appela, et, en leur promettant une bonne récompense, elle les détermina à se charger du sac et à la suivre.
Les deux lsraélites, que Thamar précédait, s’engagèrent dans les rues de Thèbes, arrivèrent aux terrains vagues, mamelonnés de cahutes en boue, et déposèrent le sac dans l’une d’elles. Thamar leur donna, quoique en rechignant, la récompense promise.
Cependant Tahuser avait été installée dans un appartement splendide, un appartement royal, aussi beau que celui de Pharaon. D’élégantes colonnes à chapiteaux de lotus soutenaient le plafond étoilé, qu’encadrait une corniche à palmettes bleues peintes sur un vernis d’or; des panneaux lilas tendre, avec des filets verts terminés par des boutons de fleurs, dessinaient leurs symétries sur les murailles. Une fine natte recouvrait les dalles; des canapés incrustés de plaquettes de métal alternant avec des émaux, et garnis d’étoffes à fond noir semé de cercles rouges, des fauteuils à pieds de lion, dont le coussin débordait sur le dossier, des escabeaux formés de cols de cygne enlacés, des piles de carreaux en cuir pourpre et gonflés de barbe de chardon, des sièges où l’on pouvait s’asseoir deux, des tables de bois précieux que soutenaient des statues de captifs asiatiques composaient l’ameublement.