Pharaon, qui du seuil de son palais contemplait cette marée montante de grenouilles d’un air ennuyé et dégoûté, en écrasait le plus qu’il pouvait du bout de son sceptre, et repoussait les autres de son patin recourbé. Peine inutile! de nouvelles venues, sorties on ne sait d’où, remplaçaient les mortes, plus grouillantes, plus coassantes, plus immondes, plus incommodes, plus effrontées, faisant saillir l’os de leur échine, fixant sur lui leurs gros yeux ronds, écarquillant leurs doigts palmés, ridant la peau blanche de leurs goitres.
Les sales bêtes semblaient douées d’intelligence, et leurs bancs étaient plus denses autour du roi que partout ailleurs.
L’inondation fourmillante montait, montait toujours; sur les genoux des colosses, sur les corniches des pylônes, sur le dos des sphinx et des criosphinx, sur l’entablement des temples, sur les épaules des dieux, sur les pyramidions des obélisques, les hideuses bestioles, le dos gonflé, les pattes reployées, avaient pris position; les ibis qui, d’abord réjouis de cette aubaine inattendue, les piquaient de leurs longs becs et les avalaient par centaines, commençant à s’alarmer de cet envahissement prodigieux, s’envolaient au plus haut du ciel, avec des claquements de mandibules.
Aharon et Mosché triomphaient; Ennana, convoqué, paraissait réfléchir. Le doigt posé sur son front chauve, les yeux demi-fermés, on eût dit qu’il cherchait au fond de sa mémoire une formule magique oubliée.
Pharaon, inquiet, se tourna vers lui.
«Eh bien, Ennana! A force de rêver, as-tu perdu la tête? et ce prodige serait-il au-dessus de ta science?
– Nullement, à roi; mais quand on mesure l’infini, qu’on suppute l’éternité, et qu’on épelle l’incompréhensible, il peut arriver qu’on n’ait pas présent à l’esprit le mot baroque qui domine les reptiles, les fait naître ou les anéantit. Regarde bien! Toute cette vermine va disparaître.»
Le vieil hiéroglyphite agita sa baguette et dit tout bas quelques syllabes.
En un instant, les champs, les places, les chemins, les quais du fleuve, les rues de la ville, les cours des palais, les chambres des maisons furent nettoyés de leurs hôtes coassants et rendus à leur état primitif.
Le roi sourit, fier du pouvoir de ses magiciens.
«Ce n’est pas assez d’avoir rompu l’enchantemant d’Aharon, dit Ennana; je vais le refaire.» Ennana agita sa baguette en sens inverse et prononça tout bas la formule contraire.
Aussitôt les grenouilles reparurent en plus grand nombre que jamais, sautillant et coassant; en un clin d’œil la terre en fut couverte; mais Aharon étendit son bâton, et le magicien d’Égypte ne put dissiper l’invasion provoquée par ses enchantements. Il eut beau redire les mots mystérieux, l’incantation avait perdu sa puissance.
Le collège des hiéroglyphites se retira rêveur et confus, poursuivi par l’immonde fléau. Les sourcils de Pharaon se contractèrent de fureur; mais il resta dans son endurcissement, et ne voulut pas obtempérer à la supplication de Mosché. Son orgueil essaya de lutter jusqu’au bout contre le Dieu inconnu d’Israël.
Cependant, ne pouvant se débarrasser de ces horribles bêtes, Pharaon promit à Mosché, s’il intercédait pour lui près de son Dieu, d’accorder aux Hébreux la liberté de sacrifier dans le désert:
Les grenouilles moururent ou rentrèrent sous les eaux; mais le cœur de Pharaon s’appesantit, et, malgré les douces remontrances de Tahoser, il ne tint pas sa promesse.
Alors ce fut sur l’Égypte un déchaînement de fléaux et de plaies; une lutte insensée s’établit entre les hiéroglyphites et les deux Hébreux dont ils répétaient les prodiges.
Mosché changea toute la poussière d’Égypte en insectes, Ennana en fit autant. Mosché prit deux poignées de suie et les lança vers le ciel devant le Pharaon; et aussitôt une peste rouge, des feux ardents s’attachèrent à la peau du peuple d’Égypte, respectant les Hébreux.
«imite ce prodige, s’écria Pharaon hors de lui, et rouge comme s’il avait eu sur la face le reflet d’une fournaise, en s’adressant au chef des hiéroglyphites.
– A quoi bon? répondit le vieillard d’un ton découragé; le doigt de l’Inconnu est dans tout ceci. Nos vaines formules ne sauraient prévaloir contre cette force mystérieuse. Soumets-toi, et laisse-nous rentrer dans nos retraites pour étudier ce Dieu nouveau, cet Éternel plus puissant qu’Ammon-Ra, qu’osiris, et que Typhon; la science de l’Égypte est vaincue; l’énigme que garde le sphinx n’a pas de mot, et la grande Pyramide ne recouvre que le néant de son énorme mystère.» Comme Pharaon refusait toujours de laisser partir les Hébreux, tout le bétail des Égyptiens fut frappé de mort; les Israélites n’en perdirent pas une seule tête.
Un vent du sud s’éleva et souffla toute la nuit, et lorsqu’au matin le jour parut, un immense nuage roux voilait le ciel d’un bout à l’autre; à travers ce brouillard fauve, le soleil luisait rouge comme un bouclier dans la forge, et semblait dépouillé de rayons.
Ce nuage différait des autres nuages; il était vivant, il bruissait et battait des ailes, et s’abattait sur la terre non en grosses gouttes de pluie, mais en bancs de sauterelles roses, jaunes et vertes, plus nombreuses que les grains de sable au désert libyque; elles se succédaient par tourbillons, comme la paille que disperse l’orage; l’air en était obscurci, épaissi; elles comblaient les fossés, les ravines, les cours d’eau, éteignaient sous leurs masses les feux allumés pour les détruire; elles se heurtaient aux obstacles et s’y amoncelaient, puis les débordaient. Ouvrait-on la bouche, on en respirait une; elles se logeaient dans les plis des vêtements, dans les cheveux, dans le; narines; leurs épaisses colonnes faisaient rebrousser les chars, renversaient le passant isolé et le recouvraient bientôt; leur formidable armée, sautelant et battant de l’aile, s’avançait sur l’Egypte, des Cataractes au Delta, occupant une largeur immense, fauchant l’herbe, réduisant les arbres à l’état de squelettes, dévorant les plantes jusqu’à la racine, et ne laissant derrière elle qu’une terre nue et battue comme une aire.
A la prière du Pharaon, Mosché fit cesser le fléau; un vent d’ouest, d’une violence extrême, emporta toutes les sauterelles dans la mer des Algues; mais ce cœur obstiné, plus dur que l’airain, le porphyre et le basalte, ne se rendit pas encore.
Une grêle, fléau inconnu à l’Égypte, tomba du ciel, parmi des éclairs aveuglants et des tonnerres à rendre sourd, par grêlons énormes, hachant tout, brisant tout, rasant le blé, comme l’eût fait une faucille; puis, des ténèbres noires, opaques, effrayantes, où les lampes s’éteignaient comme dans les profondeurs des syringes privées d’air, étendirent leurs nuages lourds sur cette terre d’Égypte si blonde, si lumineuse, si dorée sous son ciel d’azur, dont la nuit est plus claire que le jour des autres climats. Le peuple, épouvanté, se croyant déjà enveloppé par l’ombre impénétrable du sépulcre, errait à tâtons ou s’asseyait le long des propylées, poussant des cris plaintifs et déchirant ses habits.
Une nuit, nuit d’épouvante et d’horreur, un spectre vola sur toute l’Égypte, entrant dans chaque maison dont la porte n’était pas marquée de rouge, et tous les premiers-nés mâles moururent, le fils de Pharaon comme le fils du plus misérable paraschiste; et le roi, malgré tous ces signes terribles, ne voulait pas céder.
Il se tenait au fond de son palais, farouche, silencieux, regardant le corps de son fils étendu sur le lit funèbre à pieds de chacal, et ne sentant pas les larmes dont Tahoser lui baignait les mains.