A la prière du Pharaon, Mosché fit cesser le fléau; un vent d’ouest, d’une violence extrême, emporta toutes les sauterelles dans la mer des Algues; mais ce cœur obstiné, plus dur que l’airain, le porphyre et le basalte, ne se rendit pas encore.
Une grêle, fléau inconnu à l’Égypte, tomba du ciel, parmi des éclairs aveuglants et des tonnerres à rendre sourd, par grêlons énormes, hachant tout, brisant tout, rasant le blé, comme l’eût fait une faucille; puis, des ténèbres noires, opaques, effrayantes, où les lampes s’éteignaient comme dans les profondeurs des syringes privées d’air, étendirent leurs nuages lourds sur cette terre d’Égypte si blonde, si lumineuse, si dorée sous son ciel d’azur, dont la nuit est plus claire que le jour des autres climats. Le peuple, épouvanté, se croyant déjà enveloppé par l’ombre impénétrable du sépulcre, errait à tâtons ou s’asseyait le long des propylées, poussant des cris plaintifs et déchirant ses habits.
Une nuit, nuit d’épouvante et d’horreur, un spectre vola sur toute l’Égypte, entrant dans chaque maison dont la porte n’était pas marquée de rouge, et tous les premiers-nés mâles moururent, le fils de Pharaon comme le fils du plus misérable paraschiste; et le roi, malgré tous ces signes terribles, ne voulait pas céder.
Il se tenait au fond de son palais, farouche, silencieux, regardant le corps de son fils étendu sur le lit funèbre à pieds de chacal, et ne sentant pas les larmes dont Tahoser lui baignait les mains.
Mosché se dressa sur le seuil de la chambre sans que personne l’eût introduit, car tous les serviteurs s’étaient enfuis de côté et d’autre, et il répéta sa demande avec une solennité imperturbable.
«Allez! dit enfin Pharaon; sacrifiez à votre Dieu comme il vous conviendra.» Tahoser sauta au cou du roi et lui dit:
«Je t’aime maintenant; tu es un homme, et non un dieu de granit.»
XVII
Pharaon ne répondit pas à Tahoser; il regardait toujours d’un œil sombre le cadavre de son fils premier-né; son orgueil indompté se révoltait même en se soumettant. Dans son cœur, il ne croyait pas encore à l’éternel, et il expliquait les plaies dont l’Égypte avait été frappée par le pouvoir magique de Mosché et d’Aharon, plus grand que celui de ses hiéroglyphites. L’idée de céder exaspérait cette âme violente et farouche; mais, quand même il eût voulu retenir les Israélites, son peuple effrayé ne l’eût pas permis; les Égyptiens ayant peur de mourir, tous eussent chassé ces étrangers, cause de leurs maux. Ils s’écartaient d’eux avec une terreur superstitieuse, et, lorsque le grand Hébreu passait, suivi d’Aharon, les plus braves s’enfuyaient, redoutant quelque nouveau prodige, et ils se disaient: «La verge de son compagnon va-t-elle encore se changer en serpent et s’enlacer autour de nous!» Tahoser avait-elle donc oublié Poëri en jetant ses bras au cou de Pharaon? Nullement; mais elle sentait sourdre dans cette âme obstinée des projets de vengeance et d’extermination. Elle craignait des massacres où se fussent trouvés enveloppés le jeune Hébreu et la douce Ra’hel, une tuerie générale qui cette fois eût changé les eaux du Nil en véritable sang, et elle tâchait de détourner la colère du roi par ses caresses et ses douces paroles.
Le cortège funèbre vint prendre le corps du jeune prince pour l’emporter au quartier des Memnonia, où il devait subir les préparations de l’embaumement, qui durent soixante-dix jours. Pharaon le vit partir d’un air morne, et il dit, comme agité d’un pressentiment mélancolique:
«Voici que je n’ai plus de fils, à Tahoser; si je meurs, tu seras reine d’Égypte.
– Pourquoi parles-tu de mort? dit la fille du prêtre; les années succéderont aux années sans laisser trace de leur passage sur ton corps robuste, et autour de toi les générations tomberont comme les feuilles autour d’un arbre qui reste debout.
– Moi, l’invincible, n’ai-je pas été vaincu? répondit Pharaon. A quoi sert que les bas-reliefs des temples et des palais me représentent armé du fouet et du sceptre, poussant mon char de guerre sur les cadavres, enlevant par leurs chevelures les nations soumises, si je suis obligé de céder aux sorcelleries de deux magiciens étrangers, si les dieux, auxquels j’ai élevé tant de temples immenses bâtis pour l’éternité, ne me défendent pas contre le Dieu inconnu de cette race obscure? Le prestige de ma puissance est à jamais détruit. Mes hiéroglyphites réduits au silence m’abandonnent; mon peuple murmure; je ne suis plus qu’un vain simulacre; j’ai voulu, et je n’ai pas pu. Tu avais bien raison de le dire tout à l’heure, Tahoser; me voilà descendu au niveau des hommes. Mais puisque tu m’aimes maintenant, je tâcherai d’oublier, et je t’épouserai quand seront terminées les cérémonies funèbres.» Craignant de voir le Pharaon revenir sur sa parole, les Hébreux se préparaient au départ, et bientôt leurs cohortes s’ébranlèrent, conduites par une colonne de fumée pendant le jour, de flamme pendant la nuit. Elles s’enfoncèrent dans les solitudes sablonneuses entre le Nil et la mer des Algues, évitant les peuplades qui eussent pu s’opposer à leur passage.
Les tribus l’une après l’autre défilèrent devant la statue de cuivre fabriquée par les magiciens, et qui a le pouvoir d’arrêter les esclaves en fuite. Mais cette fois le charme, infaillible depuis des siècles, n’opéra pas; l’éternel l’avait rompu.
L’immense multitude s’avançait lentement, couvrant l’espace avec ses troupeaux, ses bêtes de somme chargées des richesses empruntées aux Égyptiens, traînant l’énorme bagage d’un peuple qui se déplace tout d’un coup: l’œil humain ne pouvait atteindre ni la tête ni la queue de la colonne se perdant aux deux horizons sous un brouillard de poussière.
Si quelqu’un se fût assis sur le bord de la route pour attendre la fin du défilé, il aurait vu le soleil se lever et se coucher plus d’une fois: il en passait, il en passait toujours.
Le sacrifice à l’éternel n’était qu’un vain prétexte; Israël quittait à jamais la terre d’Égypte, et la momie d’Yousouf, dans son cercueil peint et doré, s’en allait sur les épaules des porteurs qui se relayaient.
Aussi Pharaon entra dans une grande fureur, et il résolut de poursuivre les Hébreux qui s’enfuyaient. Il fit atteler six cents chars de guerre, convoqua ses commandants, serra autour de son corps sa large ceinture en peau de crocodile, remplit les deux carquois et son char de flèches et de javelines, arma son poignet du bracelet d’airain qui amortit le vibrement de la corde, et se mit en route, entraînant à sa suite tout un peuple de soldats.
Furieux et terrible, il pressait ses chevaux à outrance, et derrière lui les six cents chars retentissaient avec des bruits d’airain, comme des tonnerres terrestres. Les fantassins hâtaient le pas, et ne pouvaient suivre cette course impétueuse.