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« Tristan, éloigne-toi de ce château ; et, quand tu l'auras quitté, ne sois plus si hardi que d'en franchir les fossés ni les lices. Des félons t'accusent d'une grande traîtrise. Ne m'interroge pas : je ne saurais rapporter leurs propos sans nous honnir tous les deux. Ne cherche pas des paroles qui m'apaisent : je le sens, elles resteraient vaines. Pourtant, je ne crois pas les félons : si je les croyais, ne t'aurais-je pas déjà jeté à la mort honteuse ? Mais leurs discours maléfiques ont troublé mon cœur, et seul ton départ le calmera. Pars ; sans doute je te rappellerai bientôt ; pars, mon fils toujours cher ! »

Quand les félons ouïrent la nouvelle :

« Il est parti, dirent-ils entre eux, il est parti, l'enchanteur, chassé comme un larron ! Que peut-il devenir désormais ? Sans doute il passera la mer pour chercher les aventures et porter son service déloyal à quelque roi lointain ! »

Non, Tristan n'eut pas la force de partir ; et quand il eut franchi les lices et les fossés du château, il connut qu'il ne pourrait s'éloigner davantage ; il s'arrêta dans le bourg même de Tintagel, prit hôtel avec Gorvenal dans la maison d'un bourgeois, et languit, torturé par la fièvre, plus blessé que naguère, aux jours où l'épieu du Morholt avait empoisonné son corps. Naguère, quand il gisait dans la cabane construite au bord des flots et que tous fuyaient la puanteur de ses plaies, trois hommes pourtant l'assistaient : Gorvenal, Dinas de Lidan et le roi Marc. Maintenant, Gorvenal et Dinas se tenaient encore à son chevet ; mais le roi Marc ne venait plus, et Tristan gémissait :

« Certes, bel oncle, mon corps répand maintenant l'odeur d'un venin plus repoussant, et votre amour ne sait plus surmonter votre horreur. »

Mais, sans relâche, dans l'ardeur de la fièvre, le désir l'entraînait, comme un cheval emporté, vers les tours bien closes qui tenaient la reine enfermée ; cheval et cavalier se brisaient contre les murs de pierre ; mais cheval et cavalier se relevaient et reprenaient sans cesse la même chevauchée.

Derrière les tours bien closes, Iseut la Blonde languit aussi, plus malheureuse encore : car, parmi ces étrangers qui l'épient, il lui faut tout le jour feindre la joie et rire ; et, la nuit, étendue aux côtés du roi Marc, il lui faut dompter, immobile, l'agitation de ses membres et les tressauts de la fièvre. Elle veut fuir vers Tristan. Il lui semble qu'elle se lève et qu'elle court jusqu'à la porte ; mais, sur le seuil obscur, les félons ont tendu de grandes faulx : les lames affilées et méchantes saisissent au passage ses genoux délicats. Il lui semble qu'elle tombe et que, de ses genoux tranchés, s'élancent deux rouges fontaines.

Bientôt les amants mourront, si nul ne les secourt. Et qui donc les secourra, sinon Brangien ? Au péril de sa vie, elle s'est glissée vers la maison où Tristan languit. Gorvenal lui ouvre tout joyeux, et, pour sauver les amants, elle enseigne une ruse à Tristan.

Non, jamais, seigneurs, vous n'aurez ouï parler d'une plus belle ruse d'amour.

Derrière le château de Tintagel, un verger s'étendait, vaste et clos de fortes palissades. De beaux arbres y croissaient sans nombre, chargés de fruits, d'oiseaux et de grappes odorantes. Au lieu le plus éloigné du château, tout auprès des pieux de la palissade, un pin s'élevait, haut et droit, dont le tronc robuste soutenait une large ramure. À son pied, une source vive : l'eau s'épandait d'abord en une large nappe, claire et calme, enclose par un perron de marbre ; puis, contenue entre deux rives resserrées, elle courait par le verger et, pénétrant dans l'intérieur même du château, traversait les chambres des femmes. Or, chaque soir, Tristan, par le conseil de Brangien, taillait avec art des morceaux d'écorce et de menus branchages. Il franchissait les pieux aigus, et, venu sous le pin, jetait les copeaux dans la fontaine. Légers comme l'écume, ils surnageaient et coulaient avec elle, et, dans les chambres des femmes, Iseut épiait leur venue. Aussitôt, les soirs où Brangien avait su écarter le roi Marc et les félons, elle s'en venait vers son ami.

Elle s'en vient, agile et craintive pourtant, guettant à chacun de ses pas si des félons se sont embusqués derrière les arbres. Mais, dès que Tristan l'a vue, les bras ouverts, il s'élance vers elle. Alors la nuit les protège et l'ombre amie du grand pin.

« Tristan, dit la reine, les gens de mer n'assurent-ils pas que ce château de Tintagel est enchanté et que, par sortilège, deux fois l'an, en hiver et en été, il se perd et disparaît aux yeux ? Il s'est perdu maintenant. N'est-ce pas ici le verger merveilleux dont parlent les lais de harpe : une muraille d'air l'enclôt de toutes parts ; des arbres fleuris, un sol embaumé ; le héros y vit sans vieillir entre les bras de son amie et nulle force ennemie ne peut briser la muraille d'air ? »

Déjà, sur les tours de Tintagel, retentissent les trompes des guetteurs qui annoncent l'aube.

« Non, dit Tristan, la muraille d'air est déjà brisée, et ce n'est pas ici le verger merveilleux. Mais, un jour, amie, nous irons ensemble au Pays Fortuné dont nul ne retourne. Là s'élève un château de marbre blanc ; à chacune de ses mille fenêtres brille un cierge allumé ; à chacune, un jongleur joue et chante une mélodie sans fin ; le soleil n'y brille pas, et pourtant nul ne regrette sa lumière : c'est l'heureux pays des vivants. »

Mais, au sommet des tours de Tintagel, l'aube éclaire les grands blocs alternés de sinople et d'azur.

Iseut a recouvré la joie : le soupçon de Marc se dissipe et les félons comprennent, au contraire, que Tristan a revu la reine. Mais Brangien fait si bonne garde qu'ils épient vainement. Enfin, le duc Andret, que Dieu honnisse ! dit à ses compagnons :

«Seigneurs, prenons conseil de Frocin, le nain bossu. Il connaît les sept arts, la magie et toutes manières d'enchantements. Il sait, à la naissance d'un enfant, observer si bien les sept planètes et le cours des étoiles, qu'il conte par avance tous les points de sa vie. Il découvre, par la puissance de Bugibus et de Noiron, les choses secrètes. Il nous enseignera, s'il veut, les ruses d'Iseut la Blonde. »

En haine de beauté et de prouesse, le petit homme méchant traça les caractères de sorcellerie, jeta ses charmes et ses sorts, considéra le cours d'Orion et de Lucifer, et dit :

« Vivez en joie, beaux seigneurs ; cette nuit vous pourrez les saisir. »

Ils le menèrent devant le roi.

«Sire, dit le sorcier, mandez à vos veneurs qu'ils mettent la laisse aux limiers et la selle aux chevaux ; annoncez que sept jours et sept nuits vous vivrez dans la forêt, pour conduire votre chasse, et vous me pendrez aux fourches si vous n'entendez pas, cette nuit même, quel discours Tristan tient à la reine. »

Le roi fit ainsi, contre son cœur. La nuit tombée, il laissa ses veneurs dans la forêt, prit le nain en croupe, et retourna vers Tintagel. Par une entrée qu'il savait, il pénétra dans le verger, et le nain le conduisit sous le grand pin.

« Beau roi, il convient que vous montiez dans les branches de cet arbre. Portez là-haut votre arc et vos flèches : ils vous serviront peut-être. Et tenez-vous coi : vous n'attendrez pas longuement.

– Va-t'en, chien de l'Ennemi ! » répondit Marc.

Et le nain s'en alla, emmenant le cheval. Il avait dit vrai : le roi n'attendit pas longuement. Cette nuit, la lune brillait, claire et belle. Caché dans la ramure, le roi vit son neveu bondir par-dessus les pieux aigus. Tristan vint sous l'arbre et jeta dans l'eau les copeaux et les branchages. Mais, comme il s'était penché sur la fontaine en les jetant, il vit, réfléchie dans l'eau, l'image du roi. Ah ! s'il pouvait arrêter les copeaux qui fuient ! Mais non, ils courent, rapides, par le verger. Là-bas, dans les chambres des femmes, Iseut épie leur venue ; déjà, sans doute, elle les voit, elle accourt. Que Dieu protège les amants !