Car, bien entendu, on passe l’éponge. On rend l’enfant prodigue au château familial et à la famille qui pense avoir trouvé la panacée en proposant le mariage. L’idée peut séduire car Claude-Alexandre aime les femmes. Elles tiennent, dans sa vie, la troisième place après la table et le vin. Alors pourquoi pas un mariage ?
La fiancée choisie pour ce pandour de quarante-deux ans est de bonne noblesse, douée d’un charmant visage et d’un cœur plein de tendresse, riche de surcroît et d’une touchante jeunesse. Elle se nomme Judith de Biron. Elle est fille du lieutenant général, duc de Biron. On ne saurait donc trouver future épouse plus digne de continuer le vieux nom. En foi de quoi Claude-Alexandre consent, pour une fois, à écouter son frère aîné, le marquis de Bonneval : il accepte de se laisser marier.
C’est alors, au château, une belle fête où chacun peut voir briller de joie les yeux de la petie mariée tombée amoureuse au premier regard de son général « ventre d’argent ». La pauvre enfant croit, de bonne foi, que ce jour de joie entame une longue suite d’années heureuses, d’années d’angoisse aussi comme il convient à une femme de soldat mais adoucies et embellies par l’arrivée successive de nombreux enfants.
Hélas, dix jours exactement après la cérémonie, le nouveau marié constate que la vie conjugale ne l’intéresse pas plus que le service de la France et, sans crier gare, sans dire au revoir à personne, il boucle ses bagages, fait seller son cheval et reprend tranquillement le chemin de l’Autriche.
Dix jours de mariage quand on a espéré toute une vie ! Judith pleure toutes les larmes de son corps, refusant de croire à son malheur. Son époux est parti, bien sûr… mais il reviendra ; et puis peut-être porte-t-elle déjà en elle l’espoir d’une maternité qui le ramènera obligatoirement ? Et longtemps la jeune femme va garder l’espoir, refusant de croire que son héros ait pu, aussi brutalement, aussi vilainement il faut bien le dire, abandonner son foyer et déserter une seconde fois le pays natal qui lui avait pardonné.
Alors, elle se met à lui écrire et elle va écrire comme cela pendant des années. C’est le début d’une immense correspondance à une seule voix, d’une interminable lettre d’amour qui va durer autant que Judith. Et à laquelle, jamais, il ne répondra. Pourtant, que de gentillesse, que de tendresse pudique :
« Je suis aussi constante à me tourmenter que vous l’êtes à me négliger. Il faut se conformer à vos désirs qui sont peut-être d’aimer en gardant un parfait silence. Il fallait m’en avertir pour éviter la surprise d’un effet si singulier. »
Pauvre Judith, aveugle au point de prêter à l’absent des pensées, des délicatesses dont il est bien incapable. Et peu à peu, parce qu’elle veut y croire, elle prend l’habitude de recevoir de ses nouvelles par ceux qui en apprennent sur les champs de bataille.
Claude-Alexandre se couvre de gloire sous Belgrade et Judith exulte, heureuse d’être l’épouse d’un si grand héros. Et naturellement, elle le lui écrit, espérant une petite réponse qui ne vient pas. Alors elle écrit à nouveau :
« Je vous prie seulement de dire, une fois tous les huit jours à votre valet de chambre, que vous avez une femme qui vous aime et qui demande qu’on lui apprenne seulement que vous êtes en vie. »
Peut-on être plus touchante ? Bonneval se contente d’ordonner à son valet de donner les nouvelles que l’on réclame et, bientôt, Judith entame une sorte de dialogue à distance avec le serviteur de son mari, chacun d’eux parlant d’une troisième personne – le général – comme les fidèles parlent de Dieu.
Pour le moment, d’ailleurs, le dieu en question fait des siennes. Il y a trop longtemps sans doute qu’il est en bons termes avec le prince Eugène. Cela ne peut durer et Bonneval, bavard et sardonique, commet la faute grave de moquer les mœurs spéciales de son chef et de révéler, après boire, que jadis, à Paris, on appelait Eugène de Savoie-Carignan « Madame ». Et de souligner :
« C’était parce qu’il faisait souvent la dame pour les jeunes gens. »
On rit mais l’affaire fait scandale. Pour fuir la colère du prince et la police impériale, il ne reste à Bonneval qu’à plier bagage et à chercher refuge à Bruxelles.
Il n’y restera guère car il se met bientôt sur les bras une nouvelle affaire : cette fois elle concerne la reine d’Espagne Louise-Élisabeth d’Orléans qui aurait été surprise par son royal époux en compagnie du marquis d’Aiseau. Cette fois, le bavard n’est pas Bonneval. Au contraire, il s’indigne que l’on ose clabauder sur le compte d’une princesse de sang français, la fille de « son ami » le Régent. La coupable, c’est la marquise de Prie, épouse d’un favori du prince Eugène. Et Bonneval qui n’écrit jamais à sa femme saute sur sa plume et fulmine : « Les hommes qui font de pareils discours sont des coquins et des malheureux, les femmes sont des putains et des carognes qui mériteraient qu’on leur coupât la robe au c… puisqu’il ne convenait à personne d’attaquer la réputation d’une aussi grande princesse sortie de l’antique maison de France. »
Et, pour être bien certain que nul n’en ignore, Bonneval récite son libellé à qui veut bien l’entendre. Tout le monde n’apprécie pas. L’empereur en tout premier rang : il trouve pour le moins surprenant d’entendre un transfuge impénitent chanter ainsi la gloire de ceux qu’il a désavoués. Cela lui vaut, pour lui tout seul, un échantillon de la prose bonnevalienne daté du 30 août 1724. Notre héros y rappelle qu’il a l’honneur d’être allié au sang royal de France par les maisons de Foix et d’Albret et qu’en conséquence il entend continuer à se faire le champion de feu Monseigneur le Régent, qui fut son ami, et de sa famille.
L’empereur n’apprécie toujours pas et, poussé par le prince Eugène et par Mme de Prie, il fait arrêter l’insolent qu’il envoie réfléchir dans la forteresse d’Anvers. S’il croit le calmer, il se trompe : Bonneval écrit plus que jamais et couvre Sa Majesté de missives aux termes desquelles il laisse entendre, de façon fort transparente, que son auguste correspondant règne avec autant de bonheur sur l’Autriche que sur l’empire des imbéciles admirablement représenté par le marquis de Prie.
Excédé, Charles VI l’extrait d’Anvers pour l’envoyer en Moravie, à la forteresse de Spielberg mais, chose étrange, on le laisse y aller tout seul. Il en profite pour s’accorder quelques vacances, prend son temps pour rentrer en Autriche, va visiter certaine belle dame d’Amsterdam et, chemin faisant, s’offre la satisfaction d’une dernière lettre adressée au prince Eugène et qui assimile le grand chef à un criminel : ne laisse-t-il pas traiter indignement son meilleur général ? Et, en conclusion, il réclame réparation par les armes.
Résultat : en arrivant à Vienne il est arrêté et traduit devant un conseil de guerre qui le condamne à un an de réclusion au Spielberg.
Il purge sa peine avec d’autant plus de décontraction qu’il se fait un ami du gouverneur de la forteresse avec qui il joue aux échecs. Et qui lui raconte de belles histoires : celles de ses combats contre les Turcs pour lesquels cet homme a conservé la plus vive admiration. Aussi, une fois libéré, Bonneval pense-t-il que l’Orient pourrait lui offrir certaines joies.
Il tire sa révérence à l’Autriche, gagne Venise où il mène joyeuse vie mais en part plus vite qu’il ne le croyait pour éviter d’être repris par les Autrichiens ; le prince Eugène, qui trouve la punition trop douce, souhaite lui en faire infliger une plus grave. Et Bonneval s’en va tout droit à Constantinople offrir son épée au sultan.