La scène se prolonge. Décidément, Mme Crozat n’a aucune envie de devenir la belle-mère d’un comte d’Évreux dont on clabaude un peu partout les succès féminins. Mais les lois de l’époque donnent tous pouvoirs au père de famille et, au printemps de l’an 1706, la jeune Anne-Marie Crozat, qui n’a guère plus de douze ans, épouse Henri-Louis qui en a vingt de plus.
Mariage somptueux dans le bel hôtel paternel mais mariage blanc : en échange de la dot royale qu’il reçoit, M. le comte d’Évreux n’accorde à Mlle Crozat que la joie contestable de devenir comtesse. Sa personne, estime-t-il, n’a rien à faire dans cette histoire de gros sous. Au soir de ses noces, le jeune époux salue courtoisement celle qu’il appelle son « petit lingot d’or » et s’en va passer la nuit chez sa maîtresse en titre.
On peut admettre que la mariée est un peu jeune mais l’âge est alors de peu d’importance. En outre, Anne-Marie est loin d’être laide. C’est une jolie fille brune avec des yeux noirs magnifiques et qui en grandissant va encore embellir. D’autant qu’elle a le bon esprit de cultiver aussi bien ses connaissances que sa personne dans l’espoir d’attirer enfin l’attention d’un époux qu’elle adore en silence. Résultat : à vingt ans, Anne-Marie est devenue non seulement une jolie femme mais une grande dame.
Contrairement à ce qui se produit généralement en pareil cas, le comte d’Évreux est peut-être un mari volage, un mauvais mari mais ce n’est pas un mari dépensier. Tout au contraire. Entré en possession d’une fortune inespérée, il se met en devoir de l’augmenter et, pour éviter les frais, s’est installé dans l’hôtel de son beau-père, ce qui lui évite d’entretenir une maison. En outre, il ne cesse de briguer des charges royales afin d’arrondir son magot. C’est ainsi qu’il harcèle le Régent pour obtenir de lui la capitainerie des chasses de Monceaux.
Or, Philippe d’Orléans, fin psychologue, se prend un jour à confesser la jeune comtesse d’Évreux et, à sa grande stupeur, finit par apprendre que son époux n’a jamais daigné en faire sa femme selon l’amour. Généreuse, Anne-Marie attribue ce dédain au fait qu’elle et son époux habitent toujours l’hôtel du financier et que cette cohabitation rappelle trop quotidiennement ses origines plébéiennes.
Fort de cette confidence, le Régent convoque le mari récalcitrant et lui tient à peu près ce langage : « Vous aurez votre capitainerie et je vous en porterai le brevet moi-même quand vous habiterez un hôtel vous appartenant. »
C’est un ordre déguisé. Aussitôt Évreux se met en campagne, achète au financier Law un terrain de mille deux cents toises d’une valeur de 77 090 livres situé sur l’ancien « marais des Gourdes ». Comblés, ces marais forment à présent un beau terrain situé entre le Grand Cours – futurs Champs-Élysées – et le village du Roule.
L’architecte Mollet se met au travail sur ce terrain et, à la fin de l’année 1718, l’hôtel d’Évreux est inauguré au cours d’une fête donnée dans les salons du rez-de-chaussée. Il n’est pas question de visiter le premier étage car, toujours fidèle à son avarice, le maître des lieux n’a pas jugé utile de le faire décorer. Il n’en reçoit pas moins le brevet tant désiré mais ne s’en va pas pour autant frapper à la porte de sa femme.
C’est au cours de cette fête inaugurale que la jeune Anne-Marie comprend son erreur en voyant la maîtresse en titre de son époux, la duchesse de Lesdiguières, s’efforcer de prendre ouvertement sa place. Elle sait à présent qu’elle ne sera jamais la femme de son mari et d’ailleurs elle s’aperçoit en même temps d’une étrange opportunité : elle ne le souhaite plus.
Quelques mois plus tard, après avoir demandé la séparation de corps et de biens, Anne-Marie quittait l’hôtel d’Évreux pour rentrer chez son père où elle mourut en 1729, à peine âgée de trente-cinq ans. De son côté, le mari, usé par les débauches, apoplectique et retombé en enfance, trouva le moyen de lui survivre de nombreuses années dans le palais qu’il avait fait construire et où il entretenait un train chiche. Ce n’était plus guère qu’un déchet humain quand la mort le prit en 1753. Quelques mois plus tard, l’hôtel d’Évreux devenait la propriété de la marquise de Pompadour.
Quand elle achète l’hôtel, la marquise n’est plus favorite qu’en titre. Sa santé jointe à une certaine froideur de tempérament lui interdit l’alcôve royale mais elle demeure pour Louis XV la confidente, l’amuseuse, l’amie irremplaçable. Elle le demeurera encore plus de dix ans mais, elle le sait, sa situation de maîtresse platonique a des pieds d’argile. Le roi tient à elle, certes, mais qui peut dire si son cœur et surtout ses sens ne vont pas un jour ou l’autre l’attacher à quelque jolie femme particulièrement habile… aussi habile qu’elle l’a été elle-même ?
La Pompadour sait également qu’ils sont nombreux ceux qui, sous les lambris dorés de Versailles, la détestent et guettent sa chute. Alors, elle s’est cherché à Paris une maison agréable, une maison qui sera la sienne, achetée par elle, payée de ses deniers, arrangée selon son goût. Ce sera l’hôtel d’Évreux qui d’ailleurs gardera ce nom.
Tout de suite elle s’est mise à l’œuvre, remaniant profondément les intérieurs, décorant enfin le premier étage qui a été beaucoup négligé, attirant à elle selon son habitude les meilleurs artistes du temps afin de recevoir un jour le roi dans un cadre digne de lui et digne d’elle. En réalité elle ne séjournera pas beaucoup dans sa belle maison parisienne car Louis XV ne permet guère qu’elle s’éloigne de lui.
Alors, elle y installe son frère, le marquis de Marigny, qui est surintendant des Bâtiments du roi, et aussi son fidèle intendant à elle, Collin. C’est au marquis que Paris est redevable de l’avenue qui porte aujourd’hui son nom. C’est encore lui qui donnera leur forme définitive aux jardins du futur Élysée après l’échec du fameux potager de Mme de Pompadour. La marquise souhaitait en effet un potager aussi beau que celui du roi à Versailles mais les débuts de ses installations soulevèrent une véritable tempête chez les Parisiens : le potager barrait le Grand Cours et la popularité de la favorite n’avait rien à y gagner.
Quand meurt la marquise, le 15 avril 1764, c’est le roi qui hérite de l’hôtel mais seulement de l’hôtel : le mobilier et les collections sont dispersés au feu des enchères. De quoi faire rêver un commissaire-priseur du XXIe siècle !
Curieusement Louis XV décide que l’hôtel d’Évreux servira désormais à loger les ambassadeurs étrangers. Ce sera l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires. Comme le roi décide en même temps d’y empiler les meubles et objets du mobilier royal, car le garde-meuble n’est pas encore construit, aucun ambassadeur ne s’aventure dans ce fatras. Il y aurait trouvé à peu près autant de confort que dans une boutique de brocanteur.
Quand l’architecte Gabriel eut construit les deux palais à colonnades qui honorent toujours la place de la Concorde, l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires perd à la fois son nom et sa fonction de garde-meuble. On le vide consciencieusement. Louis XV, ne sachant plus qu’en faire alors, le vend à l’abbé Terray, son contrôleur général des Finances qui, en bon collecteur d’impôts, est extrêmement impopulaire. C’est de son nom qu’une nuit un Parisien facétieux recouvrit la plaque indiquant la rue Vide-Gousset.