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Terray est aussi un homme prudent. Le joli palais planté en plein milieu de Paris lui paraît un peu trop voyant et il se hâte de le vendre sans l’avoir jamais habité. Il le vend à un financier, le richissime Nicolas Beaujon, qui le paie un million de livres et s’y installe aussitôt que possible.

Si le comte d’Évreux ne s’est intéressé qu’au rez-de-chaussée, Beaujon, lui, s’occupe surtout du premier étage et de ses appartements privés. Sous son règne, « l’hôtel Beaujon » connaît un luxe et un raffinement plus grands encore qu’au temps de Mme de Pompadour. Que l’on juge plutôt d’après ce passage du livre que Merry Bromberger consacra à l’Élysée au temps du financier : « Son lit était une corbeille de roses peintes ; un jeu de glaces le faisait s’éveiller le matin dans ses draps de linon au milieu des parterres de fleurs étendus sous ses fenêtres. Le soir, il se couchait dans une féerie : on éclairait pour enluminer ses rêves les arbres et les statues du parc de feux de Bengale couleur d’or en fusion. Sa salle de bains, tendue de mousseline à petits bouquets doublée de rose était si ravissante que Mme Vigée-Lebrun venue pour faire le portrait de Beaujon voulut absolument s’y baigner. »

Ajoutons que l’un des salons du rez-de-chaussée porte le nom évocateur de salon d’argent ! On pourrait imaginer que l’usager de tant de merveilles est quelque beau jeune homme, un rien éphèbe, quelque Narcisse passionnément épris de sa propre beauté ? Il n’en est rien. Ce serait même une tragique erreur car à cinquante-sept ans – quand il achète l’hôtel en 1775 – Beaujon est obèse, perclus de rhumatismes et ne se déplace que dans une petite voiture. Il ne voit plus très clair, n’entend plus très bien et son estomac délabré lui interdit de goûter aux fabuleux festins qu’il offre royalement à ses innombrables amis. Quant aux femmes, s’il les adore, il n’y touche plus guère mais il aime à s’en entourer comme il aime à s’entourer de fleurs.

Ainsi, le soir, laissant ses hôtes festoyer, il se retire dans sa chambre avec tout un bouquet de jolies femmes qui s’installent autour de son lit pour bavarder, rire et parfois chanter. Il les appelle ses berceuses et choisit toujours les mêmes, la favorite étant une certaine Mme de Falbaire entre les bras de laquelle d’ailleurs il s’éteindra le 20 décembre 1746, inaugurant ainsi sans le vouloir une sorte de tradition à laquelle l’un des présidents de la IIIe République sacrifiera tout aussi involontairement.

Mécène fastueux, hôte royal, Beaujon était surtout un homme simplement généreux. Deux ans avant sa mort, il avait fait construire au faubourg du Roule un grand hospice pour les indigents qui est devenu par la suite l’hôpital Beaujon.

La femme qui va lui succéder dans son palais portera devant l’Histoire le nom bizarre de citoyenne Vérité.

Pourtant, quand elle achète l’hôtel Beaujon après la dispersion aux enchères des trésors accumulés par le financier, Louise-Bathilde d’Orléans, duchesse de Bourbon par son mariage, n’imagine guère qu’elle portera un jour ce nom baroque. Elle a trente-sept printemps et sait déjà que ni un grand nom ni une belle fortune ne peuvent apporter le bonheur.

Elle y croyait pourtant quand, à vingt ans, elle épousait par amour – amour payé de retour – le fils aîné du prince de Condé, le jeune duc de Bourbon. Elle a alors connu quelques mois de bonheur dans un décor que, cependant, on n’imagine guère créé pour ce tendre mot, le Palais-Bourbon, ce monument imposant et vaguement rébarbatif où s’agitent périodiquement nos députés.

Mais après la naissance d’un fils qui sera le jeune et malheureux duc d’Enghien, le fusillé des fossés de Vincennes, Louise-Bathilde a perdu tout intérêt pour son époux qui le lui fait savoir sans trop de délicatesse. Un jour, en effet, où elle s’apprête à partir pour le château de Chantilly, domaine privilégié des Condé, la jeune femme reçoit un billet aux termes peu équivoques : « Il est inutile, Madame, que vous preniez la peine de venir nous trouver car vous déplaisez autant à mon père qu’à moi-même et à toute la société. » On ne saurait être plus brutal.

Privée d’un fils qu’elle ne voit jamais, chassée de sa demeure normale, Louise-Bathilde cherche à se consoler et prend des amants : le chevalier de Coigny, le comte d’Artois qui la traite d’une manière indigne et quelques autres moins connus. Jusqu’à ce qu’elle rencontre l’amour sous les traits d’Alexandre de Roquefeuille, jeune officier de marine dont elle a une fille, Adélaïde-Victoire, qu’elle fait élever auprès d’elle en la faisant passer pour sa filleule.

Quand la duchesse réussit à acheter l’hôtel Beaujon, elle en éprouve une grande joie et se hâte de le débaptiser : ce sera désormais l’Élysée-Bourbon. Elle va y mener une vie de femme du monde dépourvue d’aventures. La mort du jeune Roquefeuille qui s’est noyé en 1785 dans la rade de Dunkerque l’a dégoûtée de l’amour et lui a laissé un véritable chagrin.

N’ayant plus d’amants, elle se trouve des passions platoniques et se tourne vers les sciences occultes. Le magnétisme, dont le grand prêtre Mesmer attire tout Paris autour de son fameux baquet, trouve une adepte passionnée en la duchesse de Bourbon. Ensuite, elle s’engoue du Philosophe inconnu, Louis-Claude de Saint-Martin, de qui la postérité tiendrait la formule promise à un bel avenir : Liberté, Égalité, Fraternité. Avec lui, des philosophes fumeux, une voyante à moitié folle qui se fait appeler la Mère de Dieu envahissent les salons de l’Élysée et y prennent leurs habitudes jusqu’à ce qu’éclate la Révolution.

Cette Révolution, Louise-Bathilde l’approuve d’autant plus que son frère, le duc Philippe d’Orléans, en est l’un des meneurs. Et, le jour où il s’affuble du sobriquet de citoyen Égalité, sa sœur se hâte de devenir la citoyenne Vérité.

Elle n’en est pas moins obligée de s’enfuir et de gagner son château de Petit-Bourg où elle est tout de même arrêtée et conduite à la prison de la Force. Condamnée à mort, elle ne doit son salut qu’à la chute de Robespierre mais ce n’est qu’en 1797 qu’elle pourra enfin rentrer chez elle et retrouver son petit palais parisien. Et dans quel état !

Dépouillé, ravagé par les invasions populaires, l’Élysée-Bourbon aurait besoin, pour retrouver son aspect d’antan, de beaucoup plus d’argent que n’en possède sa propriétaire. Elle en loue alors le rez-de-chaussée à un couple de commerçants, les Horvyn, qui entreprennent de l’exploiter. De palais quasi royal, l’Élysée devient bal public (il convient de préciser que, durant la Révolution, il avait abrité successivement une imprimerie et une salle des ventes). Et quel bal public ! Grisettes et soldats y côtoient les merveilleuses les plus dévêtues. On y danse, on y boit, on y fait l’amour et, s’il n’y avait pas tant de courants d’air, on pourrait dire que l’Élysée est devenu simplement une maison close.

Il va falloir la lourde main de Napoléon Ier et son goût de l’ordre pour refaire une dignité à l’ancien hôtel d’Évreux. Le 6 août 1805, Joachim Murat, maréchal de France et beau-frère de l’Empereur par son mariage avec sa sœur Caroline, prend possession de… l’Élysée-Napoléon. Percier et Fontaine, les décorateurs de l’Empire, se sont mis à l’œuvre. La demeure retrouve éclat et luxe. Murat et son état-major y étalent leurs plumets et leurs bottes étincelantes. Caroline, elle, y reçoit ses amants durant les absences fréquentes de son époux. Sans trop de discrétion, il faut bien l’avouer.

Ainsi, devenue la maîtresse de Junot, gouverneur de Paris, elle se fait raccompagner par lui après le théâtre et laisse l’équipage du gouverneur stationner toute la nuit dans la cour afin que nul n’ignore où se trouve Junot et à quoi il s’occupe. Un soir, l’épouse de Junot, Laure, se voit oubliée elle aussi dans la voiture. Elle s’en vengera en compagnie de Metternich alors ambassadeur d’Autriche en France et qui, entre parenthèses, a été précédemment l’amant de Caroline.