Anne-Marie s’est rebellée. Elle aime M. de Courbon, qui, elle en est persuadée, l’aime aussi, et elle refuse absolument d’en épouser un autre. D’ailleurs, pourquoi ce revirement ?
Cela, Mme de Moras ne l’explique pas, car c’est un peu délicat. M. de Courbon a cessé de lui plaire parce qu’il est le cousin du marquis de La Mothe-Houdancourt qui était son amant, mais qui vient de rompre. Plus question de garder le moindre lien avec la famille de cet homme. La superbe dot d’Anne-Marie ira à un autre.
Voyant que ses pleurs et ses supplications laissent sa mère indifférente, la jeune fille feint de se soumettre mais, sous une apparence frêle et charmante, elle cache l’intraitable volonté de son père, cet Abraham Peyrenc, ancien garçon perruquier qui, à force de travail et d’intelligence, s’est élevé aux sommets de la fortune. Elle s’est juré d’épouser celui qu’elle aime ; lui s’est incliné sans protester, en galant homme qui ne saurait contrarier une femme. Il a fait ses adieux à sa « fiancée » et s’est retiré en Saintonge, dans son château de La Roche-Courbon. C’est donc là qu’Anne-Marie a décidé de le rejoindre. Avec l’aide de l’ancien secrétaire de son père et d’un valet, elle a monté de toutes pièces son départ pour le bonheur.
Pendant des heures et des heures, la voiture roule, emportant la pauvre Gorry complètement effondrée. Son élève, toujours aussi calme, s’est contentée de lui dire qu’elle écrirait à sa mère une fois parvenue à destination. En fait elle écrira avant car, après avoir couru des lieues et des lieues, on s’arrêtera tout de même à Poitiers pour refaire toilette et prendre un peu de repos. Anne-Marie en profite pour écrire.
Après avoir expliqué les raisons qui l’attachent à Louis de Courbon, elle plaide sa cause avec une clarté et une éloquence bien au-dessus de son âge, et termine ainsi :
« Je vais donc, je vous le dis en tremblant, trouver M. de Courbon, lui apprendre mes sentiments et lui offrir à la fois mon cœur, ma main et ma fortune. Ayez, Maman, je vous en conjure quelque indulgence pour une fille qui vous manque pour la première fois et qui ne vous eût jamais manqué s’il n’eût été question de la chose la plus intéressante de sa vie. J’aime, voilà le crime qui vous offense mais ne regardez pas mon attachement comme un sentiment fragile. Il y a dix-huit mois que je l’éprouve en silence… »
C’est dans l’après-midi du 30 octobre que la chaise de poste s’engage dans l’allée de tilleuls qui mène au château et franchit la porte des Lions avant de traverser, sur un petit pont, les anciens fossés. Le grand corps de logis flanqué de grosses tours rondes sourit au soleil d’automne de toutes ses fenêtres et Anne-Marie pense sans doute, alors, qu’il doit être facile d’être heureux dans une si belle demeure.
L’accueil que lui réserve Louis de Courbon douche un peu son enthousiasme. Jamais on ne vit homme aussi surpris, ni aussi inquiet. Ce n’est pas, tant s’en faut, un gamin écervelé, mais un homme dans la force de l’âge, il a près de vingt ans de plus qu’Anne-Marie. Et il se demande sincèrement comment Mme de Moras va prendre la fugue de sa fille.
Mais Anne-Marie, qui avoue ingénument son amour, plaide sa cause avec tant d’ardeur et tant de spontanéité que, petit à petit, M. de Courbon se laisse gagner par cette passion qui habite la jeune fille. Ce qui lui arrive là est fou, insensé… merveilleux ! Et il va se laisser emporter par le torrent. Néanmoins, tout de suite, il écrit à la mère :
« Mon étonnement est infini, Madame, en voyant paraître ici Mademoiselle votre fille conduite par sa gouvernante mais ma surprise a bien augmenté quand elle m’apprit que vous ignoriez sa venue. J’ai cru ne devoir pas perdre un moment pour vous informer de cet événement. Vous connaissez ma probité et mon attachement à votre maison. Je me ferai un plaisir de vous en donner des preuves quelque parti que vous preniez. Voilà tout ce que je sais car j’ignore si je suis bien aisé ou fâché, si je rêve ou si je veille… »
En attendant, il épouse. La nuit suivante, le curé du village voisin bénit le mariage et, durant une semaine, les époux vont vivre dans leur ravissant domaine une vraie lune de miel. Interrompue, malheureusement, par l’arrivée des oncles d’Anne-Marie : Peyrenc de Saint-Cyr et Fargès de Polésy qui viennent, sans trop de précautions oratoires, rechercher leur nièce. La vue de l’acte de mariage ne calme pas leur colère. Ils se laissent aller à de grossières injures touchant la mentalité « intéressée » de Courbon, et celui-ci les met proprement à la porte. Hélas, ils vont revenir avec tout un escadron de la maréchaussée ! Mme de Moras a obtenu un ordre royal.
Sanglotante, Anne-Marie est emportée de force. On va la conduire au couvent de Gergy, près de Chalon-sur-Saône, c’est-à-dire bien loin de la Saintonge. Quant à Louis de Courbon, il va devoir fuir pour ne pas être arrêté.
Il se réfugie à Turin chez l’ambassadeur de France, M. de Sennecterre, qui est son cousin. Mais les ordres de Versailles le poursuivent et il devra quitter l’ambassade, se cacher dans la ville où il mourra peu après, de froid et de misère…
Cependant, la justice s’est abattue sans discernement sur des innocents. Tandis que Louis de Courbon est condamné par contumance à avoir la tête tranchée, le curé qui l’a marié est banni à perpétuité et la pauvre Mlle Gorry est fouettée publiquement et marquée au fer rouge. La vengeance de la mère outragée ne cesse de frapper et sa fortune la rend bien puissante. Néanmoins, elle n’en profitera guère car la mort la prend le 11 février 1738…
En apprenant tant de catastrophes, Anne-Marie tombe malade. Une fièvre cérébrale la mène aux portes du tombeau mais elle lui échappera… pour contracter la petite vérole. Apitoyés, ses frères la ramèneront au couvent de Port-Royal où, peu à peu, elle reprendra assez de goût à la vie pour accepter d’épouser, douze ans après le drame, le comte de Merle, ambassadeur de France au Portugal.
Le château de La Roche-Courbon passa à l’une des sœurs de Louis qui épousa La Mothe-Houdancourt mais qui s’en désintéressa au point de le vendre à M. Mac Namara, un Breton d’origine irlandaise qui le légua à sa fille.
Comme beaucoup de ses pareils, le beau château passa par différentes mains plus ou moins indifférentes et qui ne savaient plus comprendre son âme et pas davantage sa beauté qui se dégrada. Il fallut le coup de cœur de Pierre Loti, ses cris d’alarme, pour qu’il retrouve enfin, en M. Chenereau, le mécène généreux qui allait se vouer à sa sauvegarde. Une œuvre magistrale que perpétuent aujourd’hui sa petite-fille Christine Selert Badois et son mari avec la même élégance et le même soin.
HORAIRES D’OUVERTURE DU CHÂTEAU
Du 15 septembre au 15 mai
10 h-12 h et 14 h-18 h
(17 h en hiver)
Visite guidée tous les jours, sauf le jeudi.
HORAIRES D’OUVERTURE DU JARDIN,DU PARC ET DES GROTTES
Tous les jours
10 h-12 h et 14 h-19 h
(17 h 30 en hiver)
Fermé le 1er janvier, le 25 décembre, le dimanche matin en hiver et en semaine en janvier.
Les jardins ont obtenu le label « Jardins remarquables ».
http://www.larochecourbon.fr/
1- Aujourd’hui musée Rodin.
Les Rochers
Les retraits de Mme de Sévigné
Je reviens encore à vous, ma bonne, pour vous dire que si vous avez envie de savoir en détail ce que c’est qu’un printemps, il faut venir à moi.