Mais ce travail de forgeron du royaume français a commencé dès 1170.
Martin et Eudes de Thorenc rapportent ce qu’écrit en 1173 à Louis VII Ermengarde, vicomtesse de Narbonne, amie et alliée du pape Alexandre III :
« Tout ce que je demande, c’est que vous veuillez bien et souvent vous souvenir de moi, car, après Dieu, tout mon espoir, très cher Seigneur, est en vous. »
Elle appelle Louis VII à venir les protéger de l’Anglais Plantagenêt :
« Nous sommes profondément attristés, mes compatriotes et moi, de voir la région où nous sommes exposée par votre absence, pour ne pas dire par votre faute, à passer sous la domination d’un étranger qui n’a pas sur nous le moindre droit.
« Il ne s’agit pas seulement de la perte de Toulouse, mais de notre pays tout entier, de la Garonne au Rhône, que nos ennemis se vantent d’assujettir. Je sens déjà qu’ils se hâtent, voulant, après avoir asservi les membres, s’attaquer plus facilement à la tête. Je supplie Votre vaillance d’intervenir et d’apparaître avec une forte armée parmi nous. Il faut que l’audace de vos adversaires soit punie, et les espérances de vos amis réalisées. »
Ces appels qui ont traversé les années et que j’écoute donnent force à Louis VII.
Henri Plantagenêt a beau recevoir l’hommage de Raimond V de Toulouse, ce qui lui permet d’annexer le Languedoc à l’Aquitaine, et conduire la guerre contre Louis VII à compter de 1173, c’est vers le roi de France que se tournent les peuples et les seigneurs féodaux.
Quant aux fils d’Henri Plantagenêt – Henri le Jeune, Richard, Geoffroy, Jean –, ils veulent aussi se débarrasser de la tutelle de leur père, et, dans ce but, recherchent eux-mêmes l’alliance de Louis VII.
Henri Plantagenêt, roi d’Angleterre, pouvait bien construire de puissants châteaux forts sur la frontière de Normandie, et faire admirer celui de Gisors qui paraissait invincible, la division était dans son camp.
Contraint souvent de s’incliner devant l’Anglais, Louis VII incarnait désormais l’espérance.
Un jour de 1174, Martin et Eudes de Thorenc chevauchaient aux côtés de Louis VII et de son fils Philippe Auguste, alors âgé de neuf ans.
« Nous nous arrêtâmes devant le château de Gisors, raconte Martin de Thorenc, et les barons de l’escorte royale s’extasièrent devant la beauté, la puissance et la hauteur du château fort. Tout à coup, Philippe Auguste fit cabrer son cheval et s’écria :
– Vous voilà plein d’admiration devant ce monceau de pierres ? Par la foi que je dois à mon père, je voudrais que ces moellons fussent d’argent, d’or ou de diamant.
« Je m’étonnais de ce propos, poursuit Martin de Thorenc, quand le jeune prince me répondit en me toisant :
– Il n’y a rien là de surprenant : plus sera précieuse la matière de ce château, plus j’aurai plaisir à le posséder quand il sera tombé entre mes mains.
« Je remerciai Dieu, ajoute Martin de Thorenc, d’avoir donné au royaume de France un enfant qui ferait un si grand roi. »
7.
Il faut du temps pour que le grain semé devienne épi.
De nombreuses années encore s’écouleront avant que l’enfant Philippe Auguste ne règne en grand roi.
Louis VII attend ce moment-là.
« Le roi est faible, découragé, écrit Martin de Thorenc. Il veut assurer à son fils une tranquille succession et il n’appelle plus à revêtir l’armure, à enfourcher le destrier, à brandir le glaive pour s’opposer aux chevauchées des fils d’Henri Plantagenêt, à leurs conquêtes en Languedoc, en Limousin, en Gascogne. »
Richard, qu’on nomme Coeur de Lion, est le plus entreprenant des rejetons du souverain d’Angleterre. Il brûle les villages, enlève les femmes et les filles de ses hommes libres pour en faire ses concubines et les livrer ensuite à ses soldats. Il massacre ceux qui résistent. Il détruit les châteaux et rase les donjons.
« La crainte est grande, ajoute Martin de Thorenc, que Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre, ne veuille terrasser le royaume de France. On sait qu’il a convoqué son armée en vue de marcher et de chevaucher vers Paris. Dieu seul, tant le roi Louis VII est las, peut sauver le royaume de France ! »
L’Église entend les prières que mes aïeux et les barons de France adressent à Dieu. Le pape Alexandre III exige qu’Henri Plantagenêt signe la paix avec Louis VII et se reconnaisse son vassal. Sinon, l’interdit sera jeté sur sa personne et son royaume.
Le légat du pape, Pierre de Pavie, dicte ces conditions à Henri Plantagenêt. Il évoque les accusations qui pèsent sur le roi d’Angleterre. On le soupçonne d’entretenir des relations coupables avec Alix, seconde fille de Louis VII et fiancée à Richard Coeur de Lion.
Le 21 septembre 1177, à Nonancourt, près d’Ivry, Louis VII et Henri d’Angleterre se rencontrent en présence du légat du pape et de leurs barons. Les rois se jurent amitié, promettent de partir ensemble en Terre sainte pour une nouvelle croisade.
Louis VII n’a rien cédé. L’Église, inspirée par Dieu, a été son bouclier. Il peut préparer le sacre de son fils Philippe Auguste, qui, en cette année 1179, a quatorze ans.
Les archevêques, évêques, abbés et barons du royaume se réunissent à Paris dans le palais épiscopal.
Louis VII s’avance lentement, entre dans la chapelle de l’évêque Maurice de Sulli, il s’agenouille, prie, puis s’adresse dans la grand-salle du palais à l’assemblée :
« Je veux, dit-il, avec votre conseil et votre assentiment, faire couronner mon très cher fils Philippe le jour de la prochaine fête de l’Assomption.
– Soit ! Soit ! » répondent unanimement les ecclésiastiques et les barons.
Et Louis VII prépare un édit royal qui convoque à Reims, pour le sacre, le 15 août 1179, les Grands du royaume.
« Mais, s’exclame Martin de Thorenc, qui peut disposer de l’avenir ? »
Dieu est seul souverain du temps.
Un jour du début du mois d’août, Louis VII et Philippe Auguste sont à Compiègne dans le château entouré de forêts giboyeuses.
« Nous avons chassé en compagnie du roi et de son fils, écrivent Martin et Eudes. Tout à coup, alors que nous avions chevauché toute la journée et rentrions au château, quelqu’un s’enquiert de Philippe. Nul ne l’a vu. On le cherche avec angoisse, mais il ne reparaît pas de deux jours. Les battues sont vaines. Le roi demeure prostré, comme écrasé par l’inquiétude.
« Au soir du deuxième jour, on vit reparaître Philippe, hâve, épuisé, couché sur l’encolure de son cheval. On le porte, on le dépose sur sa couche. Il divague, le corps brûlant, et les médecins annoncent sa mort prochaine… »
« On ne saurait décrire le désespoir du roi. C’était comme si son corps s’était vidé de son sang. Il resta accablé plusieurs jours, se rendant souvent auprès de son fils et se désolant de le découvrir brûlant de fièvre, le visage couvert de sueur. »
Et Louis VII doit écouter, la tête penchée, les lugubres prophéties des médecins et chirurgiens.
Il décide alors de se rendre à Cantorbéry sur la tombe de Thomas Becket, afin que ce martyr appuie devant Dieu les prières et suppliques que le roi de France récite pour obtenir la guérison de son fils.
Martin de Thorenc raconte :
« J’ai accompagné le roi à Cantorbéry. Nous avons prié, agenouillés épaule contre épaule, et un vieux prêtre est venu nous assurer que le martyr, Thomas Becket, lui était apparu et lui avait dit qu’il choisissait Philippe pour être le vengeur du sang répandu, celui qui devait punir et dépouiller un jour ses meurtriers. »
Ainsi Dieu, par l’apparition et les propos de Thomas Becket, exhortait Philippe à s’opposer à Henri Plantagenêt, roi d’Angleterre.
Telle était bien la mission confiée au futur roi de France.