C’est parce qu’il doute de la fidélité de ses fils qu’il ne souhaite pas engager le combat contre Philippe Auguste, ce roi si jeune, si ardent, si fier de ses victoires contre ses propres vassaux.
Le roi Henri II a le corps « rongé », constate Philippe Auguste en quittant le château de Gisors. Son « fondement » est déchiré et saigne. Ses os sont si douloureux qu’ils semblent près de se briser et que la force de ses bras disparaît, si bien qu’il ne peut plus lever le glaive et renonce à le sortir hors du fourreau.
Philippe Auguste s’emporte : ce vieil homme malade est un malfaisant.
« Je ne croîtrai que s’il décroît », dit-il en piquant sa monture d’un violent coup d’éperons.
Ce vieux monarque est retors. Les Anglais s’infiltrent en Auvergne, dans le Berry, terres capétiennes. Richard Coeur de Lion saccage le Languedoc. Et Henri II garde auprès de lui Alix de France, la soeur de Philippe Auguste, promise en mariage à Richard Coeur de Lion.
Comment imaginer qu’Henri II ne profite pas de cette jeune fille de haute lignée capétienne qu’il garde prisonnière, qu’il n’assouvisse pas sur elle les désirs d’un vieil homme avide de se rassurer, d’affirmer sa puissance chancelante en possédant le corps de la jeune vierge destinée à son fils Richard ?
« Je croîtrai », martèle encore Philippe Auguste.
Il a décidé de vaincre le vieux roi en dressant Richard, Geoffroy et même Jean sans Terre contre leur père.
Et en faisant de chacun l’ennemi de ses autres frères.
En s’alliant aussi avec l’empereur germanique, Frédéric Barberousse.
Ainsi les Plantagenêts, roi et fils confondus, décroîtront.
« Moi, je croîtrai ! »
« Comment ai-je pu douter de mon jeune roi ? » écrit Eudes de Thorenc.
Philippe Auguste était homme de bataille, s’élançant volontiers en avant de ses chevaliers comme s’il avait eu la certitude que Dieu le protègerait ; que sa foi, son service de l’Église, seraient son bouclier, son heaume et son armure. Mais il était aussi homme d’intrigue au regard aiguisé, devinant la jalousie qu’éprouvait Geoffroy Plantagenêt, comte de Bretagne, envers son frère Richard Coeur de Lion, comte de Poitou, devenu, depuis la mort d’Henri le Jeune, héritier du trône d’Angleterre.
« J’ai vu Philippe Auguste entourer Geoffroy d’égards, l’ensevelir sous les promesses. Il serait sénéchal de France, et déjà il était reçu et fêté à la cour de France comme s’il avait été le frère chéri de Philippe Auguste qui réclamait pour lui, auprès d’Henri II, le comté d’Anjou », écrit Eudes de Thorenc.
La partie semblait bien engagée, mais Dieu seul dispose de l’avenir – en août 1186, la fièvre maligne saisit Geoffroy Plantagenêt qui ne fut plus qu’un corps raidi, revêtu de son armure, et qu’on déposa en terre.
« Jamais je n’avais vu Philippe Auguste, le visage noyé de larmes, criant ainsi sa douleur. On eut de la peine à l’empêcher de se précipiter dans la fosse, précise Eudes de Thorenc.
« Sa peine fut plus profonde que le trou creusé pour accueillir le mort, mais, moins d’un an plus tard, le roi de France partait en guerre, à la tête de ses vassaux et de ses bandes de routiers soldés. Il chevaucha vers Issoudun, après avoir franchi le Cher. Il contraignit Richard Coeur de Lion et Jean sans Terre à se réfugier à Châteauroux. Les routiers du roi de France envahirent la ville cependant qu’approchait la grande armée d’Henri II, venu porter secours à ses fils. »
On attendait que les chevaliers s’affrontent, que le sang des piétons et des routiers des deux camps coule, mais Henri II envoie des messagers à Philippe Auguste : il veut la paix, il craint la trahison de Richard Coeur de Lion, puisqu’il a promis à Jean sans Terre la moitié de son héritage.
Et Richard de s’indigner, et Philippe Auguste de se pencher vers lui, de l’écouter, de lui tendre la main, de le traiter aussi bien qu’il traita naguère Geoffroy.
Il aime avec ferveur ceux qui contribuent à affaiblir le roi d’Angleterre.
Richard et Philippe ne se quittent plus, marchent en se tenant par l’épaule ou par le bras, festoient, assis côte à côte à la même table, puisant dans le même plat, et, la nuit, ils couchent dans le même lit comme de jeunes chevaliers adoubés le même jour.
Entre Philippe Auguste et Richard Coeur de Lion l’alliance est ainsi acquise avant même d’avoir été scellée.
Mais Philippe n’entend pas disposer d’une seule arme : il lui faut certes le glaive de Richard, mais aussi celui de Barberousse.
Et qui a assisté à la rencontre entre le roi de France et l’empereur germanique ne sera pas près de l’oublier.
Le soleil se reflète, aveuglant, sur les eaux noires de la Meuse. Les deux souverains marchent l’un vers l’autre, entourés de chevaliers portant des oriflammes. On se promet alliance et assistance. Le comte Baudouin de Hainaut, beau-père du roi, obtient de Frédéric le comté de Namur, et Philippe Auguste donne une charte aux habitants de Tournai qui vont lui fournir pour son « ost » – le service militaire dû par le vassal – un contingent de trois cents hommes.
Le roi a élargi son royaume au nord de son domaine.
Il est désormais prêt pour la guerre contre Henri II d’Angleterre.
On est au début de l’année 1188.
Les armées se rassemblent. Les rois, à Gisors, se querellent. Philippe réclame le château, le mariage d’Alix de France avec Richard Coeur de Lion.
Mais, tout à coup, voici qu’arrivent, couverts de poussière, les traits creusés par la fatigue de la course, des chevaliers du Temple qui précèdent le légat du pape. Ils annoncent que Jérusalem est tombée aux mains des Infidèles, guidés par Saladin, le sultan d’Égypte. Les villes d’Acre, de Jaffa, de Beyrouth ont aussi été conquises, le roi Gui de Lusignan fait prisonnier, et les chevaliers chrétiens massacrés.
L’heure n’est plus aux guerres entre chrétiens, répète le légat du pape, mais à l’union de tous, souverains, évêques, barons, chevaliers, autour de la bannière de la Croix. Il faut reconquérir Jérusalem et les villes de Terre sainte, se croiser !
Richard Coeur de Lion proclame avec enthousiasme qu’il faut se mettre en route pour une troisième croisade.
« J’ai vu avancer l’un vers l’autre, bras ouverts, mon roi Philippe Auguste et le roi d’Angleterre, Henri II Plantagenêt, écrit Eudes de Thorenc.
J’ai pensé à mes frères chevaliers du Temple, soldats de la milice du Christ, que les Turcs de Saladin avaient égorgés, transpercés de flèches, quelquefois écorchés vifs.
J’ai pleuré quand les deux rois se sont donnés le baiser de la paix, cependant que leurs vassaux et chevaliers, leurs piétons, leurs sergents et leurs routiers les acclamaient.
Et je me suis apprêté à partir en croisade aux côtés des rois réconciliés, sous la bannière blanche à croix rouge. »
Mais les hommes ont beau être rois, comtes ou barons, ils demeurent des hommes.
Les barons de Richard Coeur de Lion se sont rebellés contre lui, et sans doute est-ce Henri II, son père, qui les a incités, en Aquitaine, avec l’aide de ceux du Languedoc, à se dresser contre Richard afin de l’affaiblir et de l’empêcher de partir pour la Palestine.
Qui saurait s’y retrouver dans les méandres des intrigues royales ?
Aussitôt, Richard Coeur de Lion tourna bride et, au lieu de gagner la Terre sainte, il s’empara des châteaux du Languedoc et réduisit ses vassaux à l’obéissance.
Philippe Auguste et Henri II s’engagèrent à leur tour dans cette guerre, heureux de ne pas se croiser.
Car guerroyer en terre de France, c’est faire bonne chasse et gros butin.
Car combattre en Palestine, c’est offrir sa vie au Seigneur, tout risquer et bien peu gagner !