« Je vous affirme, écrit-il, que dans la démarche du duc d’Aquitaine, Richard, il n’y avait ni apparence de joie ni d’affliction, et personne ne vous saurait dire s’il y avait en lui déconfort, courroux ou liesse. Il s’arrêta un peu devant le corps, sans bouger, puis se porta vers la tête et demeura là tout pensif, sans dire bien ou mal. Puis il appela les seigneurs : “Je reviendrai demain matin, dit-il. Le roi mon père sera enseveli avec honneurs et richement, comme il convient à un homme d’un si haut rang.”
Le lendemain, quand ils retournèrent, ils mirent le roi d’Angleterre moult honorablement en terre. Ils lui firent le plus beau service qu’ils purent, si comme appartenait à un roi, selon Dieu et selon la loi. »
13.
« Le roi est mort, vive le roi ! » crient les chevaliers, barons, routiers, sergents, piétons dans la cathédrale de Rouen, ce 20 juillet 1189, après que Richard Coeur de Lion a été couronné duc de Normandie.
Car chacun sait, dans cette nef, que Richard sera bientôt roi d’Angleterre.
De fait, il sera sacré à Londres le 3 septembre.
« Le roi est mort, vive le roi ! »
« Je n’ai pas entendu Philippe Auguste, mon roi, célébrer le couronnement de Richard Coeur de Lion, écrit Eudes de Thorenc. Un roi est toujours le rival d’un autre, même quand il est son allié.
Je les ai vus assis l’un en face de l’autre, séparés par la largeur d’une lourde table, dans la grand-salle du donjon du château de Gisors. Ils ont parlé si bas, leurs mains ouvertes posées à plat sur la table, que je n’ai pas saisi une seule de leurs paroles, mais il m’a suffi de dévisager mon roi pour deviner qu’il avait dû remettre au nouveau souverain d’Angleterre tout ce qu’il avait pris au vieux Henri II.
Le fils, Richard Coeur de Lion, avait la force et l’appétit de la jeunesse.
Il chantait comme un troubadour, se battait comme un preux et défendait son bien avec âpreté.
Il ne laissa à Philippe Auguste qu’un coin du Berry, avec Issoudun.
Et mon roi ne s’attarda pas dans ce château de Gisors que Richard Coeur de Lion ne lui avait pas cédé.
Ces alliés étaient déjà bel et bien des rivaux. »
« J’ai observé mon souverain, poursuit plus loin Eudes de Thorenc. Philippe Auguste écoutait les récits de ceux qui avaient assisté aux cérémonies du sacre de Richard Coeur de Lion.
Les fêtes s’étaient succédé, fastueuses. Il avait distribué étoffes de soie, or, bijoux. À son frère Jean sans Terre il avait donné comtés, villes et châteaux, et au bâtard d’Henri II, Geoffroy, l’archevêché d’York.
Il achetait ainsi ses rivaux et l’on vantait sa générosité. Mais il saisissait les fiefs de ceux qui avaient combattu à ses côtés le feu roi son père.
– Je n’aime pas les traîtres, et les vassaux infidèles à leur suzerain ne méritent pas d’autre récompense, commentait-il.
Philippe Auguste n’a dit mot, mais son regard flamboyait : le traître des traîtres à Henri II avait été ce fils, qui, aujourd’hui devenu roi, faisait oublier sa félonie en châtiant ceux qui l’y avaient suivi. »
Comment ne pas penser qu’un jour il reprendrait le combat de son père contre le roi de France ?
Je crois que l’un et l’autre savaient quel serait leur destin, mais il n’était pas encore temps qu’il s’accomplisse.
On se battait en Terre sainte. Les chevaliers chrétiens et leurs barons assiégeaient Saint-Jean-d’Acre. Frédéric Barberousse et les Allemands marchaient déjà vers l’Orient en se battant contre les Turcs.
Comment, quand on est roi de France et roi d’Angleterre, ne pas participer à cette troisième croisade qui est en passe d’entraîner toute la Chrétienté ?
On ne se donne plus l’accolade, on s’observe, on se tient droit face à l’autre. On pèse chaque mot que l’on prononce et que les clercs recueillent.
Le soupçon et l’inquiétude se lovent sous les proclamations d’amitié.
« Nous accomplirons ensemble, conviennent-ils, le voyage de Jérusalem sous la conduite du Seigneur. Chacun de nous promet à l’autre de lui garder bonne foi et concorde :
« Moi, Philippe, roi de France, à Richard roi d’Angleterre, comme à un ami fidèle.
« Moi, Richard, roi d’Angleterre, à Philippe, roi de France, comme à mon seigneur et ami ! »
Apposer un sceau royal au bas de cette déclaration est plus facile que de se décider à partir pour la Terre sainte.
Lorsque Isabelle de Hainaut, épouse de Philippe Auguste, meurt, le roi de France retarde encore son départ.
Qui va gouverner le royaume en son absence ?
Sa mère, Adèle de Champagne, et son oncle l’archevêque de Reims s’étaient dressés contre lui, mais, puisque la reine Isabelle est morte, ce sont eux qui, en l’absence de Philippe Auguste, exerceront la régence.
« J’ai vu, écrit Eudes de Thorenc, le roi, l’esprit tourmenté, dicter son testament dans lequel il prévoyait que les régents seraient surveillés, entourés par des hommes “présents au Palais”, en qui il avait confiance, qu’ils fussent clercs, chevaliers ou simples bourgeois.
Il confia son trésor à mes frères Templiers, et les clefs en furent remises à six notables de Paris, qui eurent aussi la garde du sceau royal. »
Philippe Auguste interdit qu’on levât de nouveaux impôts en son absence, et exigea que les régents convoquassent tous les trois mois un Parlement pour y recevoir les plaintes des sujets du roi.
Et rapport devait être fait au souverain de la tenue de ces assemblées.
J’ai mesuré le regret qui tenaillait le roi d’avoir à quitter son royaume alors même qu’il écrivait à Richard Coeur de Lion : “Votre amitié saura que nous brûlons du désir de secourir la terre de Jérusalem et que nous faisons les voeux les plus ardents pour y servir Dieu.” »
Il faut se résoudre à partir.
Le 24 juin 1190, Philippe Auguste se présente à l’abbaye de Saint-Denis.
Pour mériter la protection du saint, il remet deux grandes bannières ornées de croix et de franges, et deux manteaux de soie.
Il s’agenouille sur le pavé de la basilique, prie et pleure, puis reçoit le bourdon (bâton) et l’escarcelle du pèlerin. Enfin, entouré de ses chevaliers, il prend la route de Vézelay où il retrouve Richard Coeur de Lion le 4 juillet 1190.
Là, ce furent grandes démonstrations de foi et d’amitié, en présence des comtes et barons, des clercs, des chevaliers et de la foule des autres pèlerins.
Devant l’autel, les deux rois firent serment de partager loyalement les conquêtes faites en Terre sainte.
Puis, cet engagement pris devant le Seigneur, ils chevauchèrent vers les grands fleuves, la Saône et le Rhône, qui roulent leurs eaux jusqu’à la mer Méditerranée au-delà de laquelle s’étend enfin la Terre sainte, celle qui héberge le Saint-Sépulcre.
troisième partie
(1190-1208)
« La cour de France, assemblée, déclare que le roi d’Angleterre doit être privé de toutes les terres qu’il avait, lui et ses prédécesseurs, tenues du roi de France pour avoir dédaigné de rendre à son suzerain la plupart des services qu’il lui devait comme vassal et avoir presque constamment désobéi à ses ordres. »
Avril 1202.
14.
« Donc, écrit Eudes de Thorenc, le roi de France et celui d’Angleterre s’en furent vers Jérusalem, le premier prit son chemin vers la cité de Gênes, le second vers Marseille. »
Mais ils chevauchèrent d’abord de concert, acclamés par les dames et les jeunes filles qui venaient à eux, les bras chargés de fleurs et de victuailles, de gourdes remplies d’eau fraîche et de vin léger.
Le temps fut beau, le long du Rhône, et les rois devisaient, oubliant les mauvais présages qui avaient d’abord paru s’accumuler.