Le bourdon, ce bâton de pèlerin remis à Richard Coeur de Lion à Vézelay, s’était brisé.
Le roi d’Angleterre ne s’en était pas ému, et Philippe s’était contenté de prier tout en chevauchant. Mais plus inquiétante fut la nouvelle qu’apporta un chevalier du Temple.
L’empereur Frédéric Barberousse, qui avançait vers la Terre sainte à la tête d’une grande armée comptant des milliers de chevaliers, de sergents et de piétons, s’était noyé dans l’un des fleuves d’Arménie en s’y plongeant, tant la chaleur était forte.
En quelques jours son armée s’était dissoute au milieu de la terre des Turcs, sans qu’on sût où étaient passés ces hommes d’armes. Peut-être étaient-ils retournés sur leurs pas, ou bien avaient-ils par petits groupes tenté de rejoindre la Terre sainte ?
Le Templier raconta qu’on avait dépecé le corps de l’empereur Frédéric conformément à la coutume respectée pour les grands seigneurs morts loin de leur contrée d’origine. On ensevelissait les chairs sur le lieu du décès et on gardait les os comme reliques dont on célébrait l’inhumation lors du retour au pays.
« J’ai observé mon roi tandis que le chevalier du Temple narrait le malheur survenu à l’empereur », écrit Eudes de Thorenc. Philippe Auguste avait baissé la tête, le menton sur la poitrine, comme si une main gantée de fer appuyait sur sa nuque.
J’ai pensé qu’il priait pour dissimuler son inquiétude, implorer le Seigneur de lui permettre de rentrer au plus tôt en son domaine royal, là où s’exerçait sa souveraineté, sur ses fiefs qu’il devait protéger et agrandir. Car c’était là la mission dont le Seigneur, lors du sacre, l’avait chargé.
La joie m’a paru le quitter, ce jour-là.
Et ce, d’autant plus qu’un nouveau présage vint l’inquiéter. Un pont sur le Rhône se rompit au passage de notre troupe de croisés, trop nombreuse pour ces pilotis de bois gorgés d’eau.
Nous, à la tête des croisés, nous étions passés, mais ceux qui nous suivaient furent précipités dans les eaux tumultueuses, beaucoup d’hommes et de femmes furent blessés, et d’autres, qu’on ne put dénombrer, noyés.
Enfin nous arrivâmes à Gênes, mais le roi fut aussitôt terrassé par la maladie et la déception de ne pas trouver suffisamment de galères pisanes et génoises, tandis que Richard, arrivant de Marseille, proposait ses navires avec cette arrogante vanité que, je le voyais bien, Philippe ne supportait pas.
Il refusa les navires anglais, et chacun prit de son côté la mer pour la Sicile.
Le 6 septembre 1190, nous pénétrâmes à Messine alors que Richard n’y parvint que le 21 septembre.
Les rois célébrèrent leurs retrouvailles comme des chevaliers frères de foi et de combat pressés de gagner la Terre sainte pour y délivrer le tombeau du Christ.
« Parmi les embrassements et les étreintes des deux rois, on ne pouvait deviner, aux gestes de chacun, lequel se réjouissait davantage de l’arrivée de l’autre. Quant à leurs armées, à la façon dont elles s’applaudissaient mutuellement et s’empressaient de parler ensemble, on aurait pu croire que tant de milliers d’hommes n’avaient qu’un corps et qu’une âme… Ce jour de fête allait s’écouler en de telles expressions de joie. Les deux rois s’étaient éloignés, non qu’ils fussent rassasiés, mais, un peu las, chacun se retrouva parmi les siens… »
« Lorsque j’ai écrit cela, commente Eudes de Thorenc, je ne pouvais croire que nous allions séjourner à Messine plus de six mois, bien plus que nous ne passerions à combattre en Terre sainte !
Je vis nos navires hisser leurs voiles et se diriger vers la haute mer. Mais la tempête se leva, des orages se succédèrent, si violents que la surface de l’eau semblait se soulever jusqu’aux cieux noirs pour former une barrière infranchissable, et nous en fûmes terrorisés.
Nous nous agenouillâmes et Philippe alla poser son front sur les dalles de la cathédrale pour montrer sa soumission à Dieu… »
Les orages éloignés, ce sont les tempêtes humaines qui se levèrent. Les marins anglais attaquèrent les marins pisans et génois. Richard fit dresser des potences pour exercer sa justice. Il voulut hisser sa bannière sur le château de Messine et imposer sa loi au roi de Sicile, Tancrède.
Les jeux, les tournois auxquels nous nous abandonnâmes devinrent rixes et duels à mort.
Richard s’en prit à Guillaume des Barres, l’un de nos plus braves chevaliers, exigeant qu’il quittât la croisade pour l’avoir malmené dans un affrontement.
On pouvait se battre contre Richard à condition de le laisser vaincre.
Philippe plaida la cause de son chevalier, il n’éleva jamais la voix contre Richard Coeur de Lion, mais, moi qui le côtoyais, je percevais son irritation, je l’entendais chuchoter avec le roi de Sicile, ou encore exiger de Richard qu’il épousât Alix de France comme promis.
Et j’ai vu son visage pâlir quand Richard Coeur de Lion, la moue dédaigneuse, l’expression arrogante, a dit :
« Je ne cherche pas à rejeter votre soeur, Alix de France, mais je refuse de la prendre pour épouse, car mon père l’a connue et d’elle il a engendré un fils. »
Le soupçon avait depuis longtemps pesé sur Henri II, mais il devenait vérité et Philippe Auguste, humilié, se tut.
Ces affaires de femmes achevèrent de nous dresser les uns contre les autres. Lorsque Philippe Auguste vit Jeanne, soeur de Richard Coeur de Lion, la dernière fille d’Aliénor d’Aquitaine, son visage si souvent rembruni s’épanouit.
Jeanne était veuve, et Philippe avait perdu Isabelle de Hainaut. Il rêva d’épousailles, mais Richard Coeur de Lion ne voulait pas d’une union entre la France et l’Angleterre qui eût renforcé le roi de France.
Il refusa Jeanne à Philippe, tout comme il refusait d’épouser Alix de France.
Quelques semaines plus tard, la reine Aliénor d’Aquitaine, qui était vieille de plus de sept fois dix ans, débarqua à Messine en compagnie de Bérengère, fille du roi de Navarre, et c’est celle-ci que Richard Coeur de Lion décida d’épouser.
C’était l’hiver, et l’on devait attendre le printemps pour reprendre la mer.
À mots couverts, Philippe Auguste révélait ce qu’il pensait de Richard Coeur de Lion dont les colères, l’orgueil, l’arrogance, les moeurs l’exaspéraient :
« J’avais rapporté au roi, poursuit Eudes de Thorenc, comment Richard, dépouillé de ses vêtements, portant dans sa main trois fouets de verges légères liées ensemble, s’était prosterné devant tous les prélats et les archevêques réunis à Messine pour se faire pardonner l’“abomination de sa vie”, la “faute des gens de Sodome” à laquelle il s’était adonné. Il renonçait à son péché, implorait une digne pénitence avec une telle humilité et contrition de coeur que l’on pouvait croire sans aucun doute que c’était l’oeuvre de Celui qui regarde la terre et la fait trembler.
On était à la veille de Noël 1190 et Philippe m’avait écouté, impassible, faisant mine de ne rien savoir, lorsqu’il célébra avec Richard Coeur de Lion les fêtes de la Nativité. Mais elles furent interrompues parce que les marins pisans, génois et anglais se querellaient, couteaux en main. Et il fallut que les deux rois et leurs barons se rendissent sur le port pour tenter d’apaiser les équipages. Ce ne furent pas leurs ordres qui séparèrent les combattants, mais la nuit. Et le lendemain les rixes reprirent.
Et Philippe Auguste suspecta Richard Coeur de Lion de vouloir le tuer, et le roi d’Angleterre soupçonna le roi de France des mêmes intentions, chacun recherchant pour soi l’alliance du roi Tancrède de Sicile… »
« Il faut quitter la Sicile », murmura, un jour de mars 1191, Philippe Auguste.
Les évêques, les prédicateurs, le légat du pape répétaient chaque jour que les chrétiens ne devaient plus tarder à rejoindre la Terre sainte pour y combattre Saladin et libérer le Saint-Sépulcre.