Venu de l’abbaye de Corazzo, l’abbé Joachim de Flore, qui appartenait à l’ordre de Cîteaux, dénonça en Saladin l’un des principaux persécuteurs de l’Église, à l’égal d’Hérode, de Néron et de Mahomet. Il annonça sa défaite :
« Saladin va prochainement perdre le royaume de Jérusalem et sera tué, et la rapacité des Sarrasins périra, et on fera d’eux un énorme massacre comme il n’en fut jamais dès le début du monde, et leur habitation sera rendue déserte, et leurs cités seront désolées, et les chrétiens reviendront vers leurs campagnes perdues, et ils y feront leurs nids. »
Au début du mois de mars 1191, Philippe conclut un nouveau traité avec Richard Coeur de Lion : il obtenait dix mille marcs et le château de Gisors. Richard restituait par là la dot d’Alix de France.
« Le 30 mars, par bon vent, moi, Eudes de Thorenc, vassal, chevalier de Philippe Auguste, je quittais Messine avec mon suzerain pour la Terre sainte. »
15.
Je débarquai à Saint-Jean-d’Acre, raconte Eudes de Thorenc, dans les pas de mon roi, Philippe Auguste, le 20 avril 1191.
Le roi s’agenouilla, embrassa la Terre sainte et nous tous, ses chevaliers, ses vassaux, ses sergents, l’imitâmes. Nous apprîmes par des pêcheurs chrétiens que Richard Coeur de Lion avait conquis l’île de Chypre, qu’il y avait célébré, à Limassol, le couronnement de son épouse, Bérengère, fille du roi de Navarre. Et il avait chargé ses navires de tout le butin qu’il avait pu trouver dans l’île.
Chypre n’était point terre d’Infidèles, mais Philippe Auguste dit que Richard Coeur de Lion était un rapace et qu’il fallait se garder de lui, si on ne voulait pas devenir sa proie.
Ainsi à peine avions-nous mis le pied sur la Terre sainte que la discorde entre chrétiens s’aggravait. Je découvris, conclut Eudes de Thorenc, que dans l’armée des croisés qui depuis deux ans assiégeait Saint-Jean-d’Acre, chacun pensait à soi plutôt qu’à Dieu.
Assoiffée, la ville de Saint-Jean-d’Acre résistait aux chrétiens tandis que ceux-ci, affamés, ne desserraient pas leur étreinte.
Les troupes de Saladin se tenaient en embuscade non loin de la ville et lançaient des attaques contre nous.
Philippe d’Alsace, comte de Flandre, avait ainsi été tué quelques semaines après notre arrivée.
Lorsqu’il apprit la nouvelle, je vis Philippe Auguste changer de visage, le regard plus acéré, les traits tendus, comme si la fatigue et la maladie qui l’avaient affecté dès son arrivée en Terre sainte s’étaient effacées.
Pourtant, il avait été jusqu’au seuil de la mort, perdant ses cheveux, ses ongles, sa peau par plaques, victime de cette maladie qu’on appelle léonardie. Elle avait aussi touché Richard Coeur de Lion, mais Philippe Auguste en avait été plus affaibli, plus atteint.
Mais, tout à coup, la mort de Philippe d’Alsace lui avait rendu sa vigueur. Il pensait à la succession de son vassal qui lui revenait de droit, à l’Artois et au Vermandois, à cette ville de Péronne qui, par ce décès, rentrerait dans le domaine royal. Il me dicta une lettre pour les nobles de ce district afin de les inviter à prêter serment de fidélité aux représentants du roi de France.
Je compris que Philippe Auguste ne pensait plus qu’à son royaume. Et qu’il voulait quitter au plus tôt la Terre sainte, devançant Richard Coeur de Lion afin de pouvoir prendre sur lui l’avantage.
Le 13 juillet 1191, les Infidèles de Saint-Jean-d’Acre capitulèrent. Pour Philippe Auguste, je dressai la liste des prisonniers et assurai avec les vassaux de Richard Coeur de Lion leur partage royal, exactement par moitié, et, de même, la répartition à parts égales du butin.
Puis, le 22 juillet, je fus choisi par Philippe Auguste pour me rendre en compagnie des barons français auprès de Richard Coeur de Lion afin de lui annoncer que notre roi était résolu à reprendre la mer.
La croisade avait été jurée à Vézelay le 4 juillet 1190 ; un an plus tard, après moins de trois mois passés en Terre sainte, nous nous apprêtions à l’abandonner sans avoir délivré Jérusalem, la ville du Saint-Sépulcre.
J’étais le seul à ne pas pleurer parmi ces barons, vassaux de Philippe, qui sanglotaient, honteux, le visage défait, devant le roi d’Angleterre.
– Sire, vous connaissez tout, lui disaient-ils. Et nous sommes venus vers vous pour que notre suzerain Philippe ait permission et conseil de s’en aller. Il dit en effet que s’il ne se retire au plus tôt de cette terre, il mourra.
Je dus essuyer la réponse méprisante du roi d’Angleterre :
– C’est un opprobre éternel pour lui et le royaume de France, s’il se retire avant que ne soit terminée l’oeuvre pour laquelle il est venu, et s’il s’agit de mon conseil, il ne se retirera pas d’ici. Mais s’il doit mourir à peine de revenir dans son pays, il fera ce qu’il veut et comme il lui paraîtra plus facile, à lui et aux siens.
J’ai rapporté ces propos au roi. Il a paru ne pas les entendre, uniquement soucieux de préparer son départ.
Il laissait une armée de dix mille chevaliers en Terre sainte, mais je l’ai entendu ordonner au duc de Bourgogne qui la commandait de ne point oublier que le roi d’Angleterre était le rival de celui de France, et qu’il fallait lui nuire plus que l’aider.
Il prit à sa solde des chevaliers allemands afin de les soustraire à l’autorité de Richard et empêcher ainsi le roi d’Angleterre de vaincre.
J’ai tremblé pour Philippe, pour le jugement qu’un jour rendrait Dieu, quand je l’ai entendu jurer sur l’Évangile, à la demande de Richard, qu’il respecterait les territoires, les biens et les hommes dont le roi d’Angleterre était, en France, le suzerain. Qui pouvait croire qu’il tiendrait sa promesse ?
Mais ni la main ni la voix de Philippe Auguste n’hésitèrent.
Il nous fallut quatre mois pour regagner la terre de France.
À Rome, mon roi fut reçu par le pape et l’on m’assura qu’il avait demandé en vain à être délié du serment qu’il avait prêté sur l’Évangile. À Milan, il rencontra l’empereur germanique Henri VI et conclut avec lui une alliance afin de lutter contre Richard.
Puis, alors que tombaient les premières neiges, nous franchîmes les Alpes par la vallée de la Maurienne.
Et nous célébrâmes Noël 1191 à Fontainebleau.
« Je suis sain et sauf », répéta plusieurs fois Philippe Auguste.
Et il fit le signe de croix pour remercier Dieu d’avoir veillé sur lui.
16.
« Le roi de France priait Dieu de le protéger, mais il vivait comme s’il ne faisait pas confiance à Notre Seigneur », écrit Eudes de Thorenc lorsqu’il évoque les années qui ont suivi le retour de Philippe Auguste de Terre sainte.
Ce fut, dit-il, le temps de l’intrigue et de la peur.
Des chevaliers venus de Palestine avaient rapporté au roi de France que Richard Coeur de Lion le maudissait, le haïssait, l’accusait de couardise et de traîtrise, et désirait sa mort.
À en croire ces chevaliers, Richard avait noué alliance avec le chef d’une secte d’Infidèles mangeurs de haschich qu’on appelait les « Assassins ». Il avait payé ce « Vieux de la Montagne » afin que les hommes de cette tribu « assassinent » les rivaux du roi d’Angleterre.
Dans une ruelle de Tyr, on avait ainsi poignardé le marquis Conrad de Montferrat dont Richard craignait qu’il devînt roi de Jérusalem.
Les chevaliers assuraient que des Infidèles étaient en route pour Paris afin de tuer le roi de France par la dague ou le poison.
J’ai alors entendu Philippe Auguste exiger que des sergents armés de massues se tiennent toujours auprès de lui et ne laissent personne l’approcher.