Moi, Eudes de Thorenc, j’ai été contraint de me dépouiller de mes armes pour pouvoir converser avec le roi qui se tenait en permanence le dos appuyé à une colonne ou à un mur comme s’il avait craint qu’on ne lui plante une dague entre les épaules.
Lorsqu’il me conviait à m’asseoir près de lui et à partager ses repas, je voyais qu’il ne mangeait aucune nourriture sans l’avoir d’abord essayée sur ses chiens.
Il se penchait vers moi pour murmurer : « Richard veut ma mort. » Et je lisais dans son regard qu’il me suspectait d’avoir prêté hommage au roi d’Angleterre, oubliant que j’étais depuis son couronnement le plus fidèle de ses vassaux.
Sa peur était à la mesure de ses ambitions. Il voulait déposséder Richard de ses fiefs, le chasser hors de France, s’emparer de la Normandie et du Vexin, devenir le souverain du Poitou et de la Saintonge, conserver le château de Gisors. Et il était prêt, pour élargir ainsi son domaine, à vouer le roi d’Angleterre aux enfers, priant pour obtenir l’aide du Seigneur dans cette entreprise.
J’ose l’écrire – poursuit Eudes de Thorenc –, les intrigues du roi, mon suzerain, tourmentaient mon âme.
Ayant appris que Richard Coeur de Lion, après avoir quitté la Terre sainte, avait été fait prisonnier par le duc d’Autriche, puis remis à l’empereur germanique Henri VI, Philippe Auguste avait aussitôt recherché fébrilement l’alliance du frère de Richard, Jean sans Terre, puis envoyé des messagers à l’empereur. Il proposait de remettre cinquante mille marcs, et Jean sans Terre trente mille, si Henri VI retenait Richard prisonnier jusqu’au mois de septembre 1194. Puis Philippe Auguste verserait mille marcs par mois d’emprisonnement une fois ce terme échu. Et si on livrait le prisonnier, la rançon serait alors de cent cinquante mille marcs !
Nul doute que la vie de Richard Coeur de Lion n’ait été alors en grand péril.
Mais Henri VI préféra obtenir la même somme de Richard, avec, en sus, le serment d’allégeance du roi d’Angleterre à l’empereur germanique.
Richard Coeur de Lion devenant par là le vassal d’Henri VI, la peur resserra son noeud plus étroitement encore autour du cou de Philippe Auguste.
Je sais qu’il a alors écrit à Jean sans Terre :
« Prenez garde à vous, maintenant : le Diable est lâché ! »
J’ai gardé par-devers moi les parchemins des chroniqueurs anglais qui racontaient comment, pour réunir la rançon du roi, les « hauts hommes du pays s’imposèrent de grandes charges et s’engagèrent personnellement. On prit le cinquième des biens meubles, on prit aussi les colliers d’or et d’argent. Ceux-là donnèrent une grande preuve de leur dévouement, qui envoyèrent leurs enfants comme otages pour tirer le roi de prison. Il leur en sut grand gré. Il envoya à son peuple, en Normandie et en Angleterre, des lettres contenant le témoignage de sa reconnaissance ».
Mais Philippe Auguste disposa de ces écrits et découvrit la magno gaudio, la grande joie avec laquelle Richard Coeur de Lion fut accueilli à son débarquement en Angleterre, le 20 mars 1194.
Celui-ci se rendit à Londres, mais, au bout de quelques jours seulement, il passa en Normandie, tant sa volonté de soumettre Philippe Auguste était grande.
Il parcourut les rues de la ville de Barfleur avec à ses côtés Aliénor d’Aquitaine, sa mère, dont le grand âge n’avait pas affaibli la résolution.
Philippe Auguste voulait que, chaque jour, on lui racontât ce que faisait Richard.
Lorsqu’il apprit que ce dernier avait reçu Jean sans Terre et lui avait pardonné avec condescendance, lui disant : « N’ayez crainte, Jean, vous êtes un enfant, vous avez été en mauvaise garde. Ceux qui vous ont conseillé le paieront. Levez-vous, allez manger », le roi de France m’appela. Il me demanda de dresser la « prisée des sergents », la liste des hommes d’armes que les communes, les prévôtés, les abbayes étaient astreints de lui fournir en vertu du service d’ost.
Je comptai deux mille hommes qui viendraient s’ajouter à ceux que ses vassaux lui devaient.
Le roi parut satisfait et décida qu’il devait prendre l’offensive en Normandie :
– Le château de Gisors sera notre forteresse, dit-il.
Je m’inquiétai de la hâte avec laquelle, comme pour fuir la peur qui le tenaillait, Philippe Auguste voulait s’élancer contre le roi d’Angleterre.
J’avais sous les yeux le récit qu’un chroniqueur dévoué à Richard avait fait de l’entrée du roi d’Angleterre dans Barfleur :
« Il ne pouvait avancer sans qu’il y eût autour de lui si grande presse de gens manifestant leur joie par des danses et des rondes, qu’on n’aurait pu jeter une pomme sans qu’elle fût tombée sur quelqu’un avant de toucher terre.
« Partout sonnaient les cloches ; vieux et jeunes allaient en longues processions, chantant : “Dieu est venu avec Sa puissance, bientôt s’en ira le roi de France !” »
17.
C’était fort mauvais temps pour le roi de France, comme si Dieu avait voulu le punir d’avoir quitté si vite la Terre sainte, d’avoir été soucieux d’abord de son domaine royal et non du sort du Saint-Sépulcre.
J’ai même craint que Philippe Auguste fût abandonné par Dieu aux mains du Diable.
Car comment expliquer, sinon par un maléfice ou quelque tour de sorcellerie, ce qui survint entre le roi et l’épouse qu’il avait choisie ?
Elle se nommait Ingeburge. Elle était fille du roi Knut de Danemark.
Quand je la vis pour la première fois, à Arras où le roi était venu l’accueillir, je fus ébloui par sa beauté, la blondeur de ses cheveux qui formaient une auréole autour de son visage. Elle avait à peine dix-huit ans et Philippe Auguste manifesta sa joie de découvrir cette jeune vierge qui lui apportait aussi l’alliance avec le Danemark. Or, dans la guerre qui s’annonçait entre le Plantagenêt et le Capétien, le roi Knut avait des droits très anciens sur l’Angleterre, et disposait d’une flotte et de marins.
Ce 14 août 1193, nous nous rendîmes à Amiens et, chevauchant près d’Ingeburge, je ne me lassais pas de la regarder.
Dans la cathédrale où le mariage fut célébré, elle avait le port altier d’une reine et je ne doutai pas que sa jeunesse allait apporter à la lignée capétienne de nombreux fils qui assureraient la descendance du roi.
Car Philippe Auguste n’avait qu’un seul héritier, Louis, né de son union avec Isabelle de Hainaut.
Lorsqu’il se retira avec Ingeburge, nous, ses vassaux, nous banquetâmes une partie de la nuit, célébrant à grandes rasades, et en mordant à pleines dents dans la viande de sanglier et la chair de saumon, l’union royale.
Mais le diable ou quelque sorcier s’était glissé dans la couche nuptiale.
À l’aube, je vis Philippe Auguste, le corps tremblant, le visage tordu par la colère et le dégoût, crier qu’il ne pouvait toucher cette femme, qu’il la répudiait, qu’il fallait annuler ce mariage, que le divorce devait être aussitôt prononcé, et que rien ne pourrait le faire changer d’avis.
À voix basse, nous nous interrogeâmes, car la reine Ingeburge faisait face avec hauteur à notre roi, refusant toute idée de divorce, rejetant sur le roi la cause de cette répulsion qui lui interdisait de coucher corps contre corps.
Mais quel serpent avait-on glissé entre eux deux ? Quel démon avait manigancé ce sortilège ?
Ingeburge était-elle une femme monstre, comme parfois on en rencontre dans certains villages, au fond d’une cahute, visage de femme et corps de truie, ou, pis encore, femme et homme à la fois ?
Je ne sus rien des raisons du roi, mais le piège diabolique s’était refermé sur lui et sur le royaume de France. Les Danois refusaient de reprendre Ingeburge. Et la reine hurlait « Mala Francia, mala Francia ! », Mauvaise France. Elle entendait soutenir son droit et conserver son rang.