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Qui était-elle ? Quels étaient ses laideurs intimes, ses vices secrets ?

Le Diable était-il devenu le suzerain de Philippe Auguste ?

J’assistai à Compiègne à la réunion des barons et des évêques qu’avait convoquée Philippe Auguste afin d’obtenir une sentence de divorce au prétexte qu’Ingeburge avait une lointaine parenté avec Isabelle de Hainaut, l’épouse décédée du roi de France.

Les évêques obéirent à Philippe Auguste, mais Ingeburge en appela à Rome et elle ne céda point quand on l’eut enfermée à Beaurepaire, le prieuré de l’abbaye de Cysoing sise entre Valenciennes et Douai.

En dépit des remontrances du pape Célestin III, Philippe Auguste se montra aussi obstiné qu’elle. Il décida, pour rendre irrévocable le divorce, de se remarier.

Mais lui, l’un des rois les plus puissants, fut refusé par deux princesses allemandes et par la fille du roi de Sicile ! L’affront était cruel. Il dut se résigner à prendre pour épouse Agnès de Méran, qui n’était que fille d’un duc, Berthold du Tyrol.

Avant que ce mariage ne fût célébré, Ingeburge avait été enfermée dans un château, puis conduite dans un couvent de Soissons.

On ne festoya pas lors de ces noces de Philippe et d’Agnès, que Rome condamnait.

Le nouveau pape, Innocent III, avait mandé au roi de France une lettre dont la lecture m’accabla, même si Philippe ne parut point s’en inquiéter :

« Le Saint-Siège, écrivait le souverain pontife, ne peut laisser sans défense des femmes persécutées.

« Dieu nous a imposé le devoir de faire rentrer dans le droit chemin tout chrétien qui commet un péché mortel, et de lui appliquer les peines de la discipline ecclésiastique dans le cas où il ne voudrait pas revenir à la vertu.

« La dignité royale ne peut être au-dessus des devoirs d’un chrétien et, à cet égard, il nous est interdit de faire entre le prince et les autres fidèles aucune distinction.

« Si, contre toute attente, le roi de France méprise notre avertissement, nous serons obligé, malgré nous, de lever contre lui notre main apostolique.

« Rien au monde ne sera capable de nous détourner de cette ferme résolution de la justice et du droit. »

18.

Le pape Innocent III menaçait donc le roi de France.

Ses légats me confiaient que si Philippe Auguste ne se séparait pas d’Agnès de Méran et ne rappelait pas Ingeburge, le souverain pontife était résolu à proclamer l’interdit pour tout le royaume de France. Aucun sujet du roi ne pourrait plus recevoir les sacrements, aucun service religieux n’y serait plus célébré.

Et si le roi s’obstinait à vivre dans le sacrilège, alors sa concubine et lui seraient excommuniés.

Quel souverain, quelle que fût sa puissance, pouvait survivre quand son royaume et lui étaient placés au ban de la Chrétienté, rejetés parmi les païens et les démoniaques ?

J’ai prié, agenouillé aux côtés de mon fils Henri. À quinze ans, c’était un écuyer dévoué à son roi, respectueux des coutumes de la chevalerie du Temple à laquelle il voulait dédier sa vie.

J’ai prié parce que la guerre s’abattait sur le royaume de France comme un vol de rapaces aux becs acérés.

Les routiers de Richard Coeur de Lion pillaient, saccageaient, incendiaient, massacraient.

Ces soudards soldés par le roi d’Angleterre étaient plus nombreux, plus aguerris, plus cruels et mieux payés que ceux qui servaient Philippe Auguste.

Ils avaient à leur tête un gibier de potence du nom de Mercadier, devenu châtelain par la volonté de son roi, Richard.

Ceux de France avaient pour chef Cadoc, lui aussi nanti d’un château par le roi.

Je combattis, et mon fils Henri fit en ces années de guerre contre Richard et ses routiers ses premières armes. Puis il me quitta pour rejoindre les routiers de Philippe de Dreux, cousin germain du roi, évêque de Beauvais.

Ce prélat semblait avoir oublié la Croix et les principes de la Sainte Église qui voulaient qu’on ne se bâtit point entre chrétiens, mais qu’on réservât ses coups aux Infidèles !

Mais Philippe de Dreux était armé comme un chevalier, son heaume lacé, et de la voix et du geste il incitait ses routiers à piller et incendier en Normandie, fief qui n’était pas terre d’Infidèles, mais duché dont le suzerain était Richard Coeur de Lion. Mais cela seul suffisait aux donneurs de mort.

J’ai eu peur pour mon fils Henri de Thorenc.

J’ai eu peur pour le roi.

Jean sans Terre avait rallié son frère Richard et, en signe de soumission, avait massacré les routiers de Philippe Auguste qui tenaient Évreux.

Nous fûmes contraints d’éviter cette ville qui avait été nôtre, et de chevaucher dans la forêt de Fréteval en Vendômois.

Tout à coup, de derrière chaque tronc surgissent des routiers de Richard. Ils nous agrippent avec leurs crochets, ils dépouillent, ils égorgent, ils entraînent leurs proies qui deviennent de précieux butins, puisqu’ils exigeront pour les relâcher le versement de lourdes rançons.

On se bat à grands coups de glaive, et je vois les routiers anglais se précipiter sur les bagages du roi, et personne pour les repousser, personne pour les empêcher de s’emparer des archives et d’un des trésors royaux.

Il faut fuir.

Au soir de ce 3 juillet 1194, Philippe Auguste me dit qu’il placera désormais ses archives dans une tour du Louvre, car chaque manuscrit vaut plus qu’une bourse pleine de pièces d’or. Les archives du roi sont la mémoire de la lignée capétienne, explique-t-il.

J’observe le roi ; je le sais inquiet. Il craint d’être vaincu et de mourir assassiné par quelque routier à la solde de Richard.

Mais son visage est impassible. Il parle d’une voix calme alors que chaque fait qu’il rapporte constitue une blessure.

Il a été contraint de signer une trêve avec Richard. Elle a été transformée en traité de paix sous la pression des moines, des évêques et du pape, qui se souviennent des succès des Infidèles en Terre sainte, mais aussi en Espagne, et rêvent de voir les deux rois réconciliés partir à nouveau en croisade.

« C’est un conte de troubadour », commente Philippe Auguste.

Il dit que Richard a profité de la trêve pour entreprendre la construction, sur un promontoire qui domine la vallée de la Seine, là où elle dessine un méandre, d’un château disposant de trois enceintes, de murs épais de cinq pas, d’un donjon de trente pas de tour. Ce Château-Gaillard ne peut être conquis et empêche toute invasion de la Normandie.

Philippe Auguste répète ces mots à voix basse comme pour s’en pénétrer, puis il se lève, évoque la défaite qu’il vient d’essuyer en Flandre contre l’un de ses vassaux, le comte de Flandre et de Hainaut, Baudouin IX.

J’étais aux côtés du roi dans ce pays de marécages, encerclé par les Flamands de Baudouin qui avaient ouvert toutes les écluses afin de nous noyer, nous prendre au piège comme des chiens affolés.

Pour éviter d’être pris, Philippe avait capitulé, accepté les conditions les plus humiliantes. Et avait prêté serment.

Mais, dès qu’il avait été hors de portée des Flamands, il avait renié sa parole.

« Un vassal insurgé n’a pas le droit d’imposer ses conditions », avait-il dit.

Et la guerre est devenue sauvage.

J’ai vu nos routiers, mains liées, jetés dans les rivières et les étangs par les Anglais afin qu’ils s’y noient.

J’ai vu, errant dans les forêts de Normandie, d’autres de nos sergents, les yeux crevés par les soudards de Mercadier et du roi Richard.

Et j’ai entendu Philippe Auguste donner l’ordre de faire de même avec les routiers anglais.

Mais rien n’y fit : le roi Richard l’emportait.

Il nous tenait si court qu’on ne savait comment se retourner. Il était toujours devant nous, et nombre de nos chevaliers se rendirent aux Anglais. Et ceux-ci triomphèrent en écrivant : « Le nombre des prisonniers est immense. On a capturé deux cents chevaux de bataille, dont cent quarante bardés de fer. »