Une fois encore, la mort fut l’alliée de Philippe Auguste. Agnès de Méran mourut en août 1201.
Je vis le roi agenouillé au pied du lit mortuaire, mains jointes, tête baissée.
J’eus de la compassion pour lui.
Mais le roi profitait de la mort : le pape innocent III légitima les deux enfants d’Agnès, nés de son union pourtant sacrilège avec Philippe Auguste.
Ainsi Louis, fils de la première épouse, Isabelle de Hainaut, que l’on disait de santé fragile, ne portait plus seul l’avenir du royaume.
D’autres enfants de sang royal assuraient la continuité de la lignée capétienne.
Avec l’aide de Dieu !
20.
Dieu a-t-Il choisi d’aider Philippe Auguste et d’abandonner Jean sans Terre, sacré duc de Normandie, à Rouen, le 25 avril 1199, puis roi d’Angleterre, à Londres, le 27 mai de la même année ?
Ou bien, comme je le crois, Dieu a-t-Il observé, sans prendre parti, le cruel tournoi qui a opposé le roi de France et le roi d’Angleterre, se réservant de les juger quand ils comparaîtraient devant Lui ?
Moi, Eudes de Thorenc, et mon fils Henri nous affronterons aussi le Jugement dernier. Nous fûmes les vassaux fidèles du roi de France et avons combattu pour qu’il soit vainqueur.
Moi, je sais que Philippe Auguste, notre champion, dans ces accès de fureur qui l’emportaient parfois, a donné l’ordre de massacrer des chrétiens dont la seule faute était d’être paysans sur les terres du Plantagenêt.
Il a incité ses routiers à brûler même les monastères, et quand il est entré dans la ville de Tours, au terme de sa chevauchée, il a fait incendier des quartiers entiers, et Dieu seul sait combien de chrétiens de tous âges, parmi lesquels les enfants furent nombreux, périrent dans les flammes.
Puis, lorsque Jean sans Terre a repris la ville, c’est lui qui a mis le feu à celles de ses parties qui n’avaient pas été détruites.
Ni l’un ni l’autre roi n’ont respecté leurs serments. Ils ont trahi leurs vassaux au gré de leurs intérêts du moment.
« Le roi Jean sans Terre, écrit un chroniqueur, par un jugement secret de la Providence, se faisait toujours des ennemis de ses propres amis, et rassemblait lui-même les verges dont il devait être battu. »
Est-ce la Providence qui aveugle le roi Jean, ou bien les démons de l’ambition, de la haine, du lucre qu’il ne sait tenir à distance et qui l’entraînent ?
On assure qu’il a poignardé de sa main royale son jeune neveu Arthur, comte de Bretagne.
Arthur était le fils du frère aîné de Jean sans Terre, Geoffroy. Il prétendait rentrer en possession de tous les pays dont son père eût hérité s’il avait survécu à Richard Coeur de Lion.
Jean sans Terre, lui, invoquait le droit féodal et revendiquait la garde ou le bail de son neveu mineur et de ses biens.
J’ai vu briller les yeux de Philippe Auguste quand il a appris la querelle opposant l’oncle et le neveu. Puis l’inquiétude qui a saisi les barons après le sacre de Jean sans Terre.
Guillaume des Roches, comte d’Anjou, prit leur tête, approcha Arthur, puis Philippe Auguste. Les barons pensaient préserver leur liberté en choisissant pour suzerain le jeune comte de Bretagne plutôt que le puissant roi d’Angleterre, et en soutenant le roi de France.
On commença à se battre entre « Anglais » et « Français » en Normandie et dans le Maine, sur les bords de Seine et les bords de Loire, dans le Vendômois et la Touraine.
Mais Guillaume des Roches et les barons découvrirent que Philippe Auguste était au moins aussi impérieux, aussi avide que Jean sans Terre, et que les routiers français brûlaient et pillaient, démantelaient les châteaux tout comme les routiers anglais.
– Nous n’étions pas convenus de cela dans le traité conclu entre vous et le comte Arthur, remontra Guillaume des Roches à Philippe Auguste.
– Par les saints de France ! répliqua ce dernier. Jamais Arthur ne m’empêchera de faire ma volonté sur les terres qui m’appartiennent !
Quand les loups attaquent un troupeau, ils se jettent d’abord sur les jeunes agneaux pour les dévorer.
Le comte Arthur était l’agneau de cette guerre.
Guillaume des Roches s’était servi de son nom, Philippe Auguste le menaçait, son oncle Jean sans Terre le haïssait.
Il ne trouva son salut que dans la fuite, tandis que Guillaume des Roches ralliait le roi d’Angleterre. Et Philippe Auguste, qui subissait les foudres du pape Innocent III à propos d’Ingeburge, dut rentrer la tête dans les épaules et signer une paix provisoire avec le roi Plantagenêt.
Il attendait que passe la vague, pareil à ces coquillages plus coriaces que la roche, que le flot submerge, qui disparaissent mais qu’on retrouve une fois la mer retirée.
Arthur s’était réfugié à Angers, faible comme l’agneau, et Philippe Auguste invita Jean sans Terre à Paris.
C’est Henri de Thorenc qui raconte que « le roi d’Angleterre y fut reçu avec la plus grande courtoisie ».
Si Eudes de Thorenc a laissé la plume à son fils, c’est qu’il devine que cette paix, cette courtoisie entre rois de France et d’Angleterre ne sont que mensonges.
« On donna au roi d’Angleterre, narre Henri de Thorenc, une place d’honneur dans l’église de Saint-Denis où l’avait conduit une procession solennelle au chant des hymnes et des cantiques.
« Puis le roi des Français le ramena à Paris où les habitants l’accueillirent avec tout le respect imaginable.
« Après cette brillante réception, il alla loger au palais du roi qui pourvut avec magnificence à tous ses besoins. Des vins de toutes espèces, tirés pour lui des celliers royaux, furent prodigués à sa table et à celle de ses chevaliers. Le roi de France lui donna dans sa générosité des présents de toute nature, or, argent, riches étoffes, chevaux d’Espagne et une foule d’autres objets précieux.
« Puis le roi d’Angleterre, charmé de ces marques d’amour et de bonne entente, prit congé de Philippe et se retira dans ses États. »
21.
Dès que Jean Sans terre eut quitté Paris, la paix, comme un cheval fourbu, a commencé à boitiller.
Soudoyés, des sergents anglais arrivaient à la cour de France et racontaient comment le roi d’Angleterre, parvenu dans son duché d’Aquitaine, occupait les châteaux de ses vassaux, traitant ses barons comme s’ils avaient été des serfs.
Chaque homme, qu’il fût chevalier ou paysan, était gibier pour Jean sans Terre.
Philippe Auguste écoutait, impassible, les récits de ses espions auxquels il lançait une pièce d’or comme on jette un quartier de viande à ses chiens courants.
Puis le roi donnait des ordres pour que l’on rassemblât routiers, piétons, sergents, chevaliers, et qu’on se préparât à partir en campagne.
Mais à Henri de Thorenc qui s’impatientait, il dit qu’il fallait attendre que le cheval trébuche, qu’il se brise les pattes, se couche sur le côté, le corps couvert de sueur, tremblant de fatigue. Alors il faudrait sortir la dague et l’égorger.
« Le moment est proche », conclut Philippe Auguste.
Après la mort d’Agnès de Méran, le pape avait desserré sa poigne, levé l’interdit sur le royaume.
On pouvait donc reprendre la guerre, répondre à l’appel que lançaient les barons d’Aquitaine, d’Anjou et de Poitou, contre ce roi d’Angleterre qui montrait la cruauté d’un routier. Il avait enlevé la fiancée d’un de ses vassaux, le fils du comte de la Marche. Il avait épousé à Chinon cette Isabelle Taillefer, jeune fille que l’on disait belle, mais aussi rétive qu’une jument fantasque.
C’était à Philippe Auguste, suzerain du duc d’Aquitaine, de faire juger son vassal qui ne s’était pas conduit en noble chevalier.
J’ai assisté, écrit Eudes de Thorenc, à l’assemblée des barons qui se tint au mois d’avril 1202.
Jean sans Terre ne s’y présenta pas. Chacun connaissait le verdict que l’assemblée allait rendre. Le roi d’Angleterre était accusé d’avoir été, à l’égard de Philippe Auguste, un vassal félon, et, pour ses barons, un suzerain qui ne respectait pas la charte féodale.