La sentence de l’assemblée fut sans appel. Elle annonçait un tournoi à mort.
« La cour de France assemblée déclare que Jean sans Terre, duc d’Aquitaine, roi d’Angleterre, doit être privé de toutes les terres qu’il a, lui et ses prédécesseurs, tenues du roi de France, pour avoir dédaigné de rendre à son suzerain la plupart des services qu’il lui devait comme vassal, et avoir presque constamment désobéi à ses ordres. »
Le roi de France avait sorti sa dague et la levait sur l’encolure du cheval aux pattes brisées.
Quand on plante la lame dans le corps et que le sang jaillit, il ne faut pas que la main hésite.
Celle de Philippe Auguste ne trembla pas.
Il adouba chevalier Arthur, comte de Bretagne, à peine âgé de quinze ans, et lui offrit une troupe de deux cents chevaliers aguerris. Arthur mit le siège devant le donjon de Mire beau dans lequel s’étaient réfugiés la reine mère, Aliénor d’Aquitaine, et une poignée de routiers.
La victoire de Philippe, qui s’annonçait, parut par trop éclatante à Guillaume des Roches et aux barons. Ils ne voulaient pas d’un comte de Bretagne puissant, allié au roi de France. Ils rallièrent alors Jean sans Terre, lui faisant prêter serment de retenir son glaive, de respecter la vie des personnes qui tomberaient entre ses mains, de traiter son neveu, le comte de Bretagne, avec la bienveillance que l’on doit à un chevalier d’à peine quinze ans.
Jean sans Terre jura.
Et le 30 juillet 1202 il délivra Aliénor d’Aquitaine, captura Arthur de Bretagne et tous ceux qui s’étaient ralliés à lui.
Puis, ivre de puissance, comme un routier aveuglé par le vin, il viola son serment, jeta ses prisonniers dans des cachots, les laissa dévorer par les rats. Et il enchaîna Arthur, son jeune neveu, d’abord au château de Falaise, puis dans la grosse tour de Rouen qui surplombait la Seine.
« J’étais aux côtés de Philippe Auguste, poursuit Eudes de Thorenc, alors qu’il assiégeait en Normandie le château d’Arques et fut informé de ce désastre.
J’ai vu son visage blanchir, ses lèvres trembler, sa colère se déchaîner. Il hurlait, ordonnait qu’on se mît en route et chevauchât à marche forcée jusqu’à Tours.
Nous partîmes et creusâmes dans le vif de ces pays un sillon sanglant, ne laissant sur notre passage que villages, châteaux, monastères brûlés et corps crevés.
Après des mois de guerre, nous chassâmes Jean sans Terre de l’Anjou et de la Touraine. Il n’était plus maître que de la Normandie où l’on ne pouvait pénétrer qu’après avoir conquis l’imprenable Château-Gaillard.
Jean sans Terre se vengea sur la Bretagne où il pilla, brûla, massacra, exhortant ses routiers à amonceler les cendres et la viande d’hommes pour les loups et les rapaces.
Le roi d’Angleterre serrait toujours dans sa poigne le corps jeune et désarmé du comte Arthur de Bretagne.
– Si Arthur vient à mourir…
J’ai entendu cette phrase prononcée dix fois par Philippe Auguste et répétée par mon fils Henri, écrit Eudes de Thorenc.
On savait que les proches de Jean sans Terre l’incitaient à réduire à l’impuissance Arthur, seul vivant à pouvoir réclamer une part de l’héritage d’Henri II Plantagenêt.
Le mutiler ou le tuer !
Trois sergents royaux reçurent l’ordre de crever les yeux et de mutiler le comte Arthur alors qu’il était prisonnier à Falaise. Mais deux de ces sergents prirent la fuite, tant la besogne commandée les révulsait.
Le troisième parvint au château, vit Arthur qui devina le sort qu’on lui réservait. Le jeune comte se jeta sur le sergent, lutta contre lui. On les sépara. Le sergent révéla au commandant du château, un Anglais, l’ordre qu’il devait exécuter. Arthur supplia, et l’Anglais décida de suspendre l’exécution tout en faisant croire qu’Arthur était mort.
À l’annonce du décès d’Arthur, la peine fut telle en Bretagne que Jean sans Terre fut trop heureux d’assurer que son neveu était encore vivant. Il le prouva, mais transféra son prisonnier à Rouen. Là, à l’abri de Château-Gaillard, il serait libre d’agir à sa guise, c’est-à-dire de décider du moment de la mort d’Arthur, et du choix de son bourreau.
On dit qu’Arthur de Bretagne fut frappé de la main même de Jean sans Terre, son oncle, le 3 avril 1203.
Son corps, lesté d’une pierre, fut jeté dans la Seine, mais son cadavre recueilli par un pêcheur et enseveli au prieuré du Bec. C’est Henri de Thorenc qui a recueilli ces propos d’un moine du pays de Galles.
Et c’est lui qui a pris copie du récit du meurtre d’Arthur tel que l’a consigné le chapelain de Philippe Auguste, Guillaume le Breton :
« Jean sans Terre a appelé secrètement auprès de lui ses serviteurs les plus dévoués.
« Il les excite, en leur promettant force présents, à chercher quelque moyen de faire périr son neveu, le comte Arthur de Bretagne. Tous refusent de se charger d’un si grand crime.
« Alors il quitte brusquement la Cour et ses fidèles, s’absente pendant trois jours et se retire dans un vallon boisé où se trouve le petit village appelé Moulineaux. De là, quand la quatrième nuit est arrivée, Jean monte au milieu des ténèbres dans une petite barque et traverse le fleuve.
« Il aborde à Rouen devant la poterne qui conduit à la grosse tour, sur le port que la Seine, deux fois par jour, inonde de marée. Debout sur le haut de la barque, il donne ordre que son neveu lui soit amené par un page ; puis il le prend avec lui dans le bateau, s’éloigne un peu et enfin s’écarte tout à fait de la rive. Le malheureux enfant, comprenant que sa dernière heure est arrivée, se jette aux genoux du roi en criant :
« – Mon oncle, aie pitié de ton jeune neveu ! Mon oncle, mon bon oncle, épargne-moi, épargne ton neveu, épargne ton sang, épargne le fils de ton frère !
« Vaines lamentations ! Le tyran le saisit par les cheveux, lui enfonce son épée dans le ventre jusqu’à la garde, et, la retirant toute humide de ce sang précieux, la lui plonge de nouveau dans la tête et lui perce les deux tempes. Le meurtre consommé, il s’écarte et jette le corps sans vie dans les flots qui roulent devant lui. »
Jean sans Terre, roi d’Angleterre, a-t-il lui-même, comme l’affirme Guillaume le Breton, chapelain du roi de France, tué son neveu Arthur ?
Henri de Thorenc l’a cru. Son père Eudes a préféré garder le silence.
Moi, Hugues de Thorenc, j’ai vu trop de crimes pour choisir entre mes aïeux.
Je laisse à Dieu, qui a la souveraine connaissance, le jugement dernier des hommes.
Je sais seulement que, comme le rapportent Eudes et Henri de Thorenc, le père et le fils, Jean sans Terre, après le meurtre d’Arthur – qu’il l’ait lui-même exécuté ou seulement ordonné –, s’enfuit comme un chacal qui vient de lacérer sa proie et qui craint les chiens.
Philippe Auguste l’avait chassé de Bretagne, d’Anjou, du Maine, de Touraine et de Poitou. Il se réfugia donc en Angleterre, en décembre 1203.
Le crime s’était retourné contre lui : il ne gardait plus de fidèles qu’en Aquitaine et en Normandie.
Là, protégeant Rouen, se dressait Château-Gaillard. »
22.
Celui qui veut savoir ce que furent le siège et la conquête de Château-Gaillard par Philippe Auguste, qu’il lise le récit qu’en a fait Henri de Thorenc !
Mon aïeul était un chevalier de vingt-trois ans.
Il a occupé auprès du roi de France la place que son père, Eudes, a tenue durant plus de trente ans. Mais, en septembre 1203, dans la première semaine du siège de Château-Gaillard, un arbalétrier anglais a blessé Eudes d’un trait qui lui a percé la cuisse droite de part en part, près de l’aine. Le sang a coulé comme d’une outre crevée, la fièvre est venue, les chairs ont pourri, et, la deuxième nuit, Eudes de Thorenc a trépassé.