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Il avait prononcé quelques mots rapportés par Henri :

« Je meurs tué par une arme qui n’est pas celle des chevaliers.

– Tu meurs comme Richard Plantagenêt, roi d’Angleterre », lui murmura Philippe Auguste.

Eudes a fermé les yeux et continué de se vider de son sang. On a enveloppé son corps dans sa cape blanche à croix rouge des Templiers, et on l’a enseveli dans le choeur de la petite église du village des Andelys dont les habitants avaient fui et s’étaient réfugiés derrière les fossés et les trois enceintes du Château-Gaillard.

Le siège dura huit mois.

Pour approcher du château, il fallut d’abord conquérir les redoutes qui le protégeaient, dresser des tours pour se défendre des sorties des assiégés.

On crut que ces « Anglais » – des chevaliers aguerris commandés par Roger de Lascy – se rendraient lorsque la faim les étranglerait.

Mais ils résistèrent, chassant les vieillards, les femmes et les enfants, tous ceux qui n’étaient pas utiles à la défense du château.

Nous les accablâmes de flèches, et, comme un troupeau affolé, ils essayèrent de rentrer dans le château, mais ses portes restèrent closes.

Et l’on vit cette troupe de gueux errer entre notre camp et les murs de Château-Gaillard.

Il arriva qu’une femme mît au monde un enfant. Encore souillé du sang de sa mère, il fut déchiré par les ongles des hommes et, à peine sorti du sein qui le portait, rentra en un tournemain dans le ventre de ces affamés. Une poule qui voletait et tomba au milieu d’eux fut aussitôt saisie et avalée tout rond avec ses plumes, ses os et un oeuf tout chaud qu’elle portait en son corps. Tout ce qui peut céder sous la dent fut englouti dans les estomacs. Ils en vinrent à se nourrir de la chair des chiens.

Nous implorâmes le roi de les laisser franchir nos défenses. Plusieurs jours durant, il parut ne pas entendre nos suppliques, puis, d’un simple hochement de tête, il consentit à accueillir ces ombres chancelantes.

Dieu fut-Il sensible à ce geste du roi de France ?

Nous fîmes sauter la tour de la première enceinte, puis l’un des sergents découvrit qu’en passant par les latrines, on pou vait atteindre la seconde enceinte. Elle fut conquise et nous pûmes ouvrir une brèche dans la troisième en usant de la mine et des machines de jet.

C’était le 6 avril 1204. Le siège avait commencé huit mois auparavant, en septembre 1203.

Ni Roger de Lascy ni aucun des chevaliers « anglais » n’eut le temps de se réfugier dans le donjon.

Tous furent tués.

Leur fin annonça celle de l’enclave française du royaume de Jean sans Terre.

Philippe Auguste ne laissa aucun répit au roi d’Angleterre. La victoire appelle la victoire, la puissance fait se multiplier les alliés.

Les nobles bretons, avec à leur tête Guy de Thouars, se lancèrent à l’assaut d’Avranches et incendièrent le Mont-Saint-Michel.

Philippe Auguste marcha sur Rouen et les routiers anglais se rallièrent à lui, abandonnant leur maître : la solde versée par Philippe Auguste était plus élevée que celle promise par le roi d’Angleterre, et les caisses du Trésor capétien mieux remplies que celles du Plantagenêt.

Philippe avait confié le gouvernement de son Trésor royal au frère Aimard, commandeur du Temple pour le royaume de France.

Henri de Thorenc, qui appartenait, comme tous les Thorenc, à cette milice du Christ, écrit :

« Notre ordre est comme un grand fleuve que viennent grossir les rivières que sont nos commanderies, présentes des bords de la Baltique à la Terre sainte. Nos armes sont aussi bien le glaive que la pièce d’or. Philippe Auguste employa l’un et l’autre. Une bourse remplie peut davantage qu’une arbalète.

« Le roi de France en usa ainsi avec les bourgeois des villes qui ralliaient le roi de France parce qu’il offrait et promettait beaucoup. Et qu’on pouvait, d’un coup de dents, vérifier la valeur d’une pièce de monnaie royale.

« Le roi répète, poursuit Henri de Thorenc, qu’il faut toujours se souvenir que, pour trente deniers, le Judas livra le Christ. Il n’est pas surpris que, contre des pièces sonnantes et trébuchantes, les bourgeois de Rouen lui offrent les clés de leur ville, acceptent d’abattre eux-mêmes leurs murailles et de raser leur château. Il achète aussi le ralliement du sénéchal, du connétable, du capitaine chargé de la défense de la ville.

« Et en même temps qu’il ouvre sa bourse, il menace, s’adressant aux châtelains et aux bourgeois de Normandie, mais aussi à ceux de toutes les possessions de Jean sans Terre :

« “Puisque le roi d’Angleterre vous a abandonnés, c’est moi, roi de France, votre Haut Seigneur, qui reprend légalement possession du fief. Je vous prie donc, à l’amiable, de me recevoir comme votre suzerain et me rendre hommage, puisque vous n’avez pas d’autre maître. Vous y trouverez grand profit. Si vous vous avisiez de résister, vous trouveriez en moi un ennemi décidé à vous faire pendre ou écorcher vif.” »

23.

Quel homme hésiterait à choisir entre les deniers et le supplice, entre l’or et la potence ?

Et Philippe Auguste, d’une voix railleuse, selon les dires d’Henri de Thorenc, d’ajouter :

« Qui voudrait périr écorché pour le seul profit de Jean sans Terre ? »

Les barons d’Angleterre, les chevaliers, même les plus fidèles aux Plantagenêts, refusent de partir à la reconquête de la Normandie, de la Bretagne, du Poitou, de l’Anjou, de la Touraine et de l’Aquitaine.

Ils possèdent des terres en France, ils ne veulent pas les perdre et risquer de mourir en tentant d’en chasser Philippe Auguste.

Un espion rapporte à la cour de France qu’un baron anglais, Guillaume le Maréchal, est prêt à faire hommage au roi de France.

Philippe Auguste l’accepte, traitant l’Anglais avec bienveillance.

Le roi Jean s’emporte. « Il se met à rançonner les Anglais sous prétexte qu’ils ne veulent pas le suivre pour l’aider à recouvrer son héritage perdu, volé », écrit un clerc proche de l’archevêque de Cantorbéry.

Jean sans Terre interpelle Guillaume le Maréchal :

« Je sais que vous vous êtes fait l’homme lige du roi de France contre moi et à mon désavantage ! »

Mais aucun baron ne le soutient.

« C’est assez ! s’écrie Jean sans Terre. Par les dents de Dieu, je vois bien qu’aucun de mes barons n’est plus avec moi ! »

« Qui voudrait mourir pour Jean sans Terre ? » va répétant Philippe Auguste.

Il reçoit bourgeois et chevaliers.

Il accorde aux premiers de nouveaux privilèges, confirme les chartes, prodigue les privilèges aux villes et aux couvents. Henri de Thorenc, qui parcourt l’Aquitaine à ses côtés, recueille les propos des chevaliers et seigneurs qui lui ont ouvert leurs châteaux : « Le roi Jean est un homme sans honte ! disent-ils. Il devrait cependant bien rougir, s’il se souvient de ses ancêtres. Toute l’Aquitaine regrette le roi Richard, qui ne craignait pas, pour se défendre, de prodiguer or et argent. Mais le roi Jean n’en a cure. Il n’aime que le jeu de la chasse, les braques, les lévriers, les autours. Il s’est enfui en Angleterre au mépris de l’honneur, et se laisse déshériter tout vif ! »

Philippe Auguste écoute et Henri de Thorenc s’étonne d’entendre le roi murmurer :

– Ce sont des félons ! Il faut garder la main serrée sur le glaive. Ils abandonnent Jean sans Terre. Ils peuvent renier l’hommage qu’ils m’ont prêté. Qui peut faire confiance à Judas ?

Philippe n’est donc pas surpris quand il apprend qu’un certain nombre de barons ont rejoint Jean sans Terre qui vient de débarquer avec une troupe de chevaliers à La Rochelle, et qu’il entreprend la reconquête du Poitou.