« Tous les catholiques, sauf le droit du seigneur principal, ont la permission non seulement de poursuivre sa personne, mais encore d’occuper et de garder ses domaines. »
Le comte de Toulouse est bien devenu une proie dont chacun peut se saisir, qu’on peut dépouiller, abandonner et trahir.
Le pape le livre, lui et ses biens, à la convoitise et à l’avidité de chacun.
« Le roi de France, écrit Henri de Thorenc, me fit savoir qu’il ne participerait pas à la curée qui se préparait, mais qu’il voulait rappeler qu’il était le suzerain de Raimond de Toulouse. Celui-ci avait beau être un “mauvais vassal”, ce n’était pas un hérétique, même s’il ne chassait pas de ses fiefs les Parfaits, les Bons Hommes et leurs fidèles. »
« Vous ne nous avez pas encore fait savoir, répond Philippe Auguste au pape, que vous teniez le comte pour convaincu d’hérésie. Condamnez-le comme un hérétique, et alors seulement vous aurez le droit de publier la sentence et de m’inviter, moi, suzerain du comte, à confisquer légalement les domaines de son feudataire. »
Le roi de France était décidément un homme prudent et aguerri.
À l’âge de quarante-quatre ans, en cette année 1209, il avait combattu le glaive à la main, signé maints traités, égaré ses ennemis dans les méandres de ses intrigues. Et accru le domaine royal jusqu’à faire de lui le roi le plus puissant de la Chrétienté.
Il voulait cette proie qu’étaient les fiefs du Sud, mais qu’à cette fin, d’autres, ces croisés qu’Innocent III appelait à se rassembler à Lyon, lui servissent de rabatteurs.
Henri de Thorenc laisse entendre que le roi de France le chargea d’une ambassade auprès de Raimond VI de Toulouse.
Mon aïeul n’en dit pas plus long, mais il était présent à Saint-Gilles quand le comte accepta les dures conditions que le légat du pape, Arnaud Amalric, lui imposait.
Il s’engagea même, par serment, à expulser les hérétiques de ses possessions et à prendre part à la croisade conduite contre ses propres sujets.
Il alla jusqu’à remettre sept de ses châteaux entre les mains des représentants de l’Église romaine.
« Le 18 juin 1209, écrit Henri de Thorenc, je vis le comte de Toulouse torse nu, une étole au cou, s’avancer jusqu’au parvis de l’église de Saint-Gilles.
« Le légat du pape saisit les deux bouts de l’étole et tira le comte de Toulouse à l’intérieur de l’église tout en le frappant de verges comme un animal récalcitrant.
« Alors, dans la nef éclairée par des centaines de grands cierges, le légat lui donna l’absolution. »
Le sang de la guerre sainte pouvait désormais être répandu.
26.
« J’ai rejoint à Lyon l’armée des croisés, écrit Henri de Thorenc.
« Philippe Auguste avait refusé de prendre la tête de la croisade, mais il voulait que je tienne chronique des hommes et des événements, que je lui mande autant de courriers que nécessaire afin que, jour après jour, il sache ce qu’il advenait de cette armée commandée par le légat du pape, l’abbé de Cîteaux, Arnaud Amalric.
« Mes oreilles et mes yeux étaient ceux du roi de France.
« Je me suis donc mêlé à cette troupe immense qui s’était assemblée des rives du Rhône jusqu’aux monts qui dominent Lyon.
« Je n’en avais jamais vu d’aussi grande. Il semblait que toutes les nations s’étaient déversées là afin de prendre part à la ruée sur les terres de Provence et de Foix, de Languedoc et de Toulouse.
« Je n’aurais su dire s’il y avait là cinquante mille hommes ou trois cent mille. Je sais seulement que j’avais grand-peine à traverser cette foule de chevaliers flamands, normands, allemands, aquitains, bourguignons, à m’approcher des archevêques de Reims, de Sens, de Rouen, des évêques d’Autun, de Clermont, de Nevers, de Bayeux, de Lisieux, de Chartres, de rejoindre les comtes de Nevers et de Saint-Pol, le duc de Bourgogne, l’évêque de Toulouse, Folquet de Marseille, et ce seigneur Simon de Montfort dont je remarquai d’emblée la jactance. Héritier d’un puissant lignage – sa mère descendant des comtes de Leicester et d’Évreux, son père étant seigneur de Monfort-l’Amaury –, Simon de Montfort clamait, approuvé par tous, qu’il fallait “châtier cette méchante et vaniteuse race des Provençaux, faire cesser ces complaintes pleines de licence et de mauvais propos, brûler ces faux apôtres, Parfaits, Bons Hommes, Purs, qui ne sont que figures du Diable, qui osent injurier le souverain pontife, l’apôtre de Rome, et se réjouir du meurtre de son légat”.
« Autour des chevaliers, barons et clercs, il y avait une multitude de ribauds, de sergents, de piétons, de valets, gens de sac et de corde qui ne rêvaient que de portes brisées, de maisons pillées, de femmes forcées, de puits et de bûchers où jeter pêle-mêle, morts et vivants, tous les dénommés hérétiques.
« Cette foule avide et bruyante se mit en marche. »
J’ai chevauché aux côtés du légat jusqu’à Montpellier, et je l’ai vu écouter, le visage sévère, le vicomte de Carcassonne et de Béziers, le jeune Raymond-Roger, de la lignée des Trencavel, venu jurer qu’il condamnait l’hérésie, qu’il pourchassait ceux qui la propageaient, Parfaits, Bons Hommes, Purs et prêter serment de soumission à la Sainte Église apostolique et romaine.
Le légat ne lui répondit pas.
Il ne se contentait pas de serments, mais désirait punir afin que fût lavé avec celui des hérétiques le sang de Pierre de Castelnau.
Le vicomte Raymond-Roger Trencavel s’éloigna et nous arrivâmes devant Béziers le 21 juillet 1209.
J’avais espéré, sans trop y croire, que les habitants accepteraient, comme le légat Arnaud Amalric le leur demandait, de livrer les hérétiques de leur cité.
Ils refusèrent fièrement. Ils n’étaient ni félons ni couards, mais maîtres de leur âme et de leur foi, firent-ils savoir à leur évêque qui leur avait transmis la proposition du représentant pontifical.
Ils imaginaient que les fortifications de leur ville leur permettraient d’attendre la venue de secours. Ils pensaient que le vicomte Roger de Trencavel, leur suzerain, et Raimond VI de Toulouse forceraient les croisés à lever le siège.
Mais qui, parmi les hommes, est maître de l’avenir ?
Les défenseurs exécutèrent une sortie, aveuglés par leur confiance en eux-mêmes.
Les sergents, ribauds, piétons, puis les chevaliers firent face, et s’engouffrèrent dans la ville, profitant de la retraite des défenseurs dont la sortie avait tourné court.
Ce qui suit a la couleur du sang.
On massacra tout ce qui avait figure humaine.
Le corps du prêtre venait s’abattre sur celui de l’enfant.
Les portes des maisons furent enfoncées avec autant de violence que l’on mettait à forcer les femmes de tous âges.
On brûla les maisons pillées, on éventra les femmes violées.
On jeta les enfants vivants dans les brasiers.
Les habitants qui s’étaient réfugiés dans les églises n’échappèrent pas au massacre. Dans l’église de la Madeleine, on tua des milliers de personnes : sept ou dix mille, qui le sait ?
Les croisés venus d’Agen et que guidait l’archevêque de Bordeaux, ceux venus d’Auvergne à la tête desquels se trouvait l’évêque du Puy, et ceux, les plus nombreux, que conduisait Arnaud Amalric, depuis Lyon et Montpellier, rivalisaient de cruauté.
Béziers brûla deux jours durant. Seule une poignée d’habitants survécut. Le partage du butin donna lieu à des rixes entre ribauds, et les chevaliers les chassèrent hors de la ville à coups de trique comme on fait des chiens.
Au cours de ces jours de massacre, je n’ai dégainé mon glaive que pour frapper du plat de la lame et, de la pointe, contraindre à fuir ces chiens.