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Pendant que les ribauds pillaient, tuaient, brûlaient, j’étais resté aux côtés du légat Arnaud Amalric. Il s’était avancé jusque sur le parvis de l’église de la Madeleine et je l’y avais suivi.

Le sang coulait en rigoles sur les dalles. Les cris de terreur me vrillaient la tête.

J’ai montré un prêtre qui tentait de défendre une femme et son enfant contre deux égorgeurs. Déjà le clerc tombait sous les coups de lance et de poignard. On tuait sans se soucier de savoir qui était hérétique ou fidèle à la foi catholique.

J’ai tenté d’obtenir d’Arnaud Amalric qu’on ne pourchassât et tuât que les hérétiques.

La lèvre méprisante, le regard fiévreux, le légat me répondit :

« Tuons-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! »

Il en fut ainsi tant que dura la croisade.

J’ai chevauché, ma monture piétinant des corps suppliciés.

Ceux de quatre-vingts chevaliers attachés à un gibet dont les fourches patibulaires tombent, tout comme ceux des chevaliers qui ont échappé à la pendaison et ont été égorgés.

On jette d’autres corps dans les flammes des bûchers et dans les puits.

Je le dis : c’est avec une extrême allégresse que nos pèlerins brûlent les hérétiques. Ils étouffent leurs cris sous les pierres qui viennent combler les puits.

Ils prouvent ainsi leur foi. Ils sont victorieux dans ces riches provinces où l’on gagne la bénédiction de l’Église bien plus aisément que dans la lointaine, l’aride, la si dangereuse Terre sainte.

Ici les villes, les châteaux se soumettent en espérant ne pas connaître le sort de Béziers.

Limoux, Castres, Carcassonne, Albi tombent ainsi entre les mains des croisés.

J’écoute prêcher Arnaud Amalric, l’évêque Folquet de Marseille, d’autres prélats, qui, tous, voient dans cette marche victorieuse les signes de la protection que Dieu accorde aux croisés.

Je n’ai pas observé les miracles qu’ils évoquent : les croix de lumière censées se dresser sur les murailles, les pains supposés se multiplier et permettre de nourrir les troupes, les chevaliers frappés en pleine poitrine par des traits d’arbalète et qui ne sont pas blessés.

On s’agenouille pour remercier Dieu de Ses grâces.

Puis l’on court sus aux villes et aux châteaux en chantant le Veni Creator. On continue de massacrer et supplicier à satiété.

« Tuons-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! »

On se gave de butin. On emprisonne le vicomte Raymond-Roger Trencavel. En septembre, il meurt enfermé dans une tour de la cité de Carcassonne.

Qui obtiendra sa terre ?

J’ai vu le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers et de Saint-Pol la refuser avec dédain, dégoût, même, parce que le vicomte de Trencavel avait été capturé en violation de la parole qui lui avait été donnée, et qu’on ne croyait pas à sa mort naturelle.

Mais les yeux de Simon de Montfort ont brillé quand le fief lui a été proposé et qu’après l’avoir accepté il est devenu Simon de Montfort, vicomte de Béziers et Carcassonne. Je l’ai vu, orgueilleux, pénétrer dans les villes de Moissac, de Castelsarrasin, de Muret, dont les habitants ouvraient les portes, baissant la tête, tremblant d’être livrés aux valets, aux ribauds, aux sergents de la croisade comme l’avaient été ceux de Béziers.

27.

J’ai – poursuit Henri de Thorenc – écrit au roi de France que Simon de Montfort rêvait d’entrer dans Toulouse comme il était entré dans toutes ces villes qui s’agenouillaient devant lui, apeurées, soumises avant même d’être conquises.

J’ai averti mon souverain que Montfort désirait être roi et commençait d’organiser ses possessions, du Languedoc au Quercy, des Pyrénées à l’Auvergne. Il avait réuni à Pamiers une assemblée composée de seigneurs et d’évêques, et en avait exclu les légats du pape, lui, le croisé !

Il avait décidé que les veuves et héritières de châteaux ne pourraient se marier avec un indigène de cette terre avant dix ans sans son autorisation expresse, mais qu’elles pourraient choisir pour époux les Français qu’elles voudraient sans avoir besoin de solliciter son consentement.

Les successions se règleraient désormais selon la coutume et l’usage en vigueur autour de Paris qui réservaient au fils aîné la plus grande part de l’héritage.

J’ai dit : « Si Dieu lui prête vie et si les hommes se soumettent à ses armes et à ses lois, le comte Simon de Montfort finira en rival de tous les souverains chrétiens. »

Philippe Auguste m’a entendu, poursuit Henri de Thorenc. Le roi l’a mandé chercher et Henri, chevauchant jour et nuit, a gagné Paris.

Sans même prendre le temps de tremper ses mains et son visage dans l’eau fraîche, il est allé trouver Philippe Auguste. Il voulait s’agenouiller devant son suzerain, mais celui-ci l’a pris par le bras et l’a entraîné, lui faisant gravir les escaliers du haut donjon qui couronnait la forteresse dressée au bord du fleuve, en ce lieu nommé Louvre.

Du sommet du donjon, le roi lui a montré le rempart dont la construction s’achevait et qui devait protéger Paris. Il serait long de trois mille pas et, tous les soixante pas, comporterait une tour :

« C’est l’armure, le heaume du royaume de France », a dit Philippe.

Il n’a pas cité Montfort, mais a ajouté : « Personne ne peut imposer son rêve et son désir au roi de France. »

« Tu dois savoir, a-t-il enchaîné, que les seigneurs d’Aquitaine et ceux d’Auvergne, le comte de Périgueux, Archambaud et Bertrand de Born, châtelain de Hautefort, et Robert de Turenne, en Auvergne, m’ont fait allégeance et sont ainsi devenus mes vassaux.

« Il n’est pas de rêves plus grands que ceux du roi de France, il faut que tu le saches et le dises ! »

Moi, Henri de Thorenc, je suis devenu le chevalier errant, le messager de Philippe Auguste.

J’ai vu le roi d’Aragon, Pierre II, en son château de Barcelone.

J’ai vu le légat du pape.

J’ai vu le comte de Foix.

J’ai vu les envoyés de Raimond VI de Toulouse.

À chacun j’ai répété les mots de Philippe Auguste, et j’ajoutai : « Dieu inspire les rêves du roi de France, et Dieu veut qu’ils soient grands ! »

J’ai retrouvé Simon de Montfort dans le château de Muret alors que s’avançaient pour l’assiéger et le conquérir les armées du roi d’Aragon et du comte de Foix.

Je les avais vues se rassembler. Elles comptaient deux mille cavaliers et quarante mille piétons et sergents.

D’ordre de mon suzerain, je devais m’abstenir de participer à la bataille, mais en tenir la chronique et garder près de moi, à l’écart des combats, un chevalier porte-enseigne qui montrerait à tous que Philippe Auguste, roi de France, était le grand juge de cette guerre.

Il semblait que Simon de Montfort dût la perdre.

Il n’avait que mille cavaliers, tant chevaliers que sergents. Mais, quand je l’ai vu agenouillé dans l’église du château, que je l’ai entendu lancer d’une voix forte : « Mon Dieu, je vous offre et donne mon âme et mon corps ! », j’ai su qu’il allait vaincre, car son rêve l’armait d’un glaive que rien ne pouvait briser.

L’évêque de Toulouse, Folquet de Marseille, s’est avancé, mitre en tête, revêtu de ses habits sacerdotaux. Il a montré un morceau de la vraie Croix, présentant cette relique aux chevaliers agenouillés. Et ce prélat a dit :

« Allez au nom de Jésus-Christ ! Je vous servirai de témoin et vous serai caution, au jour du Jugement, que tous ceux qui mourront dans ce glorieux combat obtiendront la récompense éternelle de la gloire des martyrs, sans passer par le purgatoire ! »

Et tous ont brandi leur glaive, dressé leur lance, jurant fidélité à Simon de Montfort et à la Sainte Église.